Edition Web
No. 5 - sept.-
oct. 1997
Vol. 45 - pp. 12-16

Les relations transatlantiques :
une ombre sur l'largissement ?

Stanley Sloan

Spcialiste en politique internationale de scurit
auprs du Service de recherche du Congrs et consultant
auprs du Groupe d'observateurs de l'OTAN au Snat



(25Kb)

Selon l'auteur, mme si un accord Madrid pour inviter de nouveaux membres intgrer l'Alliance s'est matrialis, le processus de ratification au programme de l'anne prochaine pourrait s'avrer plus difficile. A l'occasion de ce processus, concomitant avec le retrait des troupes de Bosnie l't prochain, le vieux dbat sur le partage des charges pourrait resurgir au Congrs amricain. Combin aux rcriminations europennes concernant l'hgmonie amricaine, il risque de rendre les relations transatlantiques plus tendues. En dfinitive, l'auteur considre que les Etats-Unis et l'Europe n'ont gure d'autre choix que de poursuivre leur coopration, mais que le dbat sur le partage des cots et des rles dterminera la composition future de l'Alliance. L'opinion exprime dans cet article n'engage que son auteur.

Le dbat, au Congrs amricain, sur l'largissement de l'OTAN, sera loin de porter uniquement sur les candidats l'adhsion. L'examen par le Snat du protocole d'accession de la Rpublique tchque, de la Hongrie et de la Pologne au Trait de l'Atlantique nord glissera probablement vers un dbat sur les rles respectifs des Etats-Unis et de leurs allis europens dans le monde de l'aprs-Guerre froide. Les discussions en commission et en sance plnire se concentreront sur la finalit de l'OTAN et l'quilibre necessaire entre les charges et les responsabilits parmi l'Alliance. Nul ne peut dire si les 67 voix (deux tiers des snateurs prsents et votant) ncessaires la ratification seront runies, mais l'issue du vote dpendra peut-tre tout autant de la perception de l'tat de la coopration transatlantique que des aptitudes des Etats candidats impatients d'intgrer l'OTAN.

Une remise en question similaire se produit galement de l'autre ct de l'Atlantique. L'ide d'un dsquilibre croissant parmi l'Alliance semble se rpandre de plus en plus en Europe. Selon cette thse, les importantes transformations des structures et des procdures annonces au sommet de Madrid comme gnratrices d'une "nouvelle OTAN" ne diminuent pas l'influence et le pouvoir dominateur des Etats-Unis dans les conseils de l'OTAN. L'accusation selon laquelle les Etats-Unis se comportent comme une puissance hgmonique l'gard de leurs allis, autrefois formule principalement par les Franais, est dsormais reprise par d'autres en Europe. Quand les Etats-Unis ont fait part de leur volont de ne retenir que trois candidats pour le premier tour de l'largissement, mme les allis favorables cette solution ont discrtement indiqu que s'ils taient d'accord sur le fond, ils ne l'taient pas sur la forme.

Curieusement, la rponse l'exigence amricaine d'un partage des charges et la plainte des Europens concernant l'hgmonie des Etats-Unis est la mme: une Europe plus cohrente et plus responsable. Mais, compte tenu des tendances politiques et conomiques actuelles, cette Europe a peu de chances de voir le jour, au cours de la prochaine dcennie. Si bien qu'au moment o l'Alliance amorce son largissement, l'unit des allis pourrait tre rudement mise l'preuve par un dbat de plus en plus acerbe, aggrav encore par le dfi que constitue la ncessit de russir en Bosnie, ce difficile terrain d'essai pour l'OTAN de l'aprs-Guerre froide.


L'exigence du partage des charges



Personnalits du Congrs amricain applaudissant tandis que le Prsident Clinton signait des textes de loi, au mois d'aot, sur le rquilibrage du budget fdral d'ici 2002 et de nouvelles rductions d'impts pour les Amricains.
(Reuters - 51Kb)
La plupart des spcialistes de l'OTAN au Capitole estiment que le sujet le plus ardu, dans la bataille de l'largissement de l'OTAN, sera le vieux thme bien connu du partage des charges. Avec la fin de la Guerre froide, ce dbat permanent avait provisoirement pris fin au Congrs. Depuis la chute du mur de Berlin, ce sujet tait moins d'actualit que pendant la Guerre froide. Les Etats-Unis ayant pu rduire de deux tiers leur prsence en Europe et y fermer des centaines de bases, le cot de leur participation l'OTAN a donc diminu et le problme du partage des charges a donc perdu son caractre d'urgence. Aujourd'hui cependant, les dpenses cumulatives de l'largissement et de la prsence en Bosnie pourraient faire resurgir la question avec une virulence accrue.

Comme l'a fait remarquer le snateur William V. Roth, Jr., prsident du Groupe d'observateurs de l'OTAN au Snat: "La faon dont les cots de l'largissement de l'OTAN seront partags sera un lment crucial dans les dbats sur la ratification, particulirement au Snat amricain." Selon lui, le sujet pourrait bien devenir "le talon d'Achille, non seulement de l'largissement de l'OTAN, mais aussi de l'Alliance elle-mme".(1)

Le snateur Joseph Biden, vice-prsident du Groupe d'observateurs de l'OTAN au Snat et partisan de l'OTAN comme de son largissement, a prvenu que "pour que l'OTAN reste une organisation dynamique... il faut que les pays autres que les Etats-Unis assument leur juste part des cots directs de l'largissement et du dveloppement des capacits de projection de puissance. Sinon, les Etats-Unis risqueraient de devenir le 'gendarme de l'Europe', rle que ni le peuple amricain ni le Snat n'accepteraient".(2)

Le problme du partage des charges porterait sur plusieurs points : les cots directs de l'largissement de l'OTAN, les amliorations des forces armes pour les adapter aux nouvelles missions, et les dispositions pour la poursuite de la mise en uvre des Accords de paix de Dayton en Bosnie. Par ailleurs, de nombreux membres du Congrs estiment que c'est principalement l'Union europenne (UE) que revient la responsabilit d'intgrer les nouvelles dmocraties dans le giron occidental. Ils peuvent comprendre que le renforcement de l'UE par la cration de l'Union montaire europenne soit une des grandes priorits des gouvernements europens. Mais ils attendent de voir s'amorcer un processus d'largissement de l'UE prometteur d'une intgration aussi rapide que possible des pays d'Europe centrale et orientale remplissant les critres requis.

Les cots de l'largissement

En ce qui concerne les cots directs de l'largissement de l'OTAN, l'administration Clinton, dans son rapport au Congrs de fvrier 1996, a estim le prix de revient total de l'ouverture un "petit" groupe (comme celui qui a t approuv Madrid) 27-35 milliards de dollars entre 1997 et 2009.(3) Sur cette somme, 9 12 milliards sont considrs comme tant des cots "directs de l'largissement", engendrs par les ncessaires amliorations des installations de commandement, de contrle et de communication pour relier les nouveaux allis aux membres actuels. Ces cots seraient rpartis selon les formules de partage traditionnelles de l'OTAN qui, par exemple, imputeraient 150 200 millions de dollars par an aux Etats-Unis. Les membres du Congrs attendent des allis qu'ils supportent sans rechigner leur "juste part" de ces dpenses relativement faibles. Peut-tre cela ncessitera-t-il une nouvelle ventilation des actuelles dpenses d'infrastructure de l'OTAN, et il serait conseill aux allis de prsenter un plan de financement des cots directs de l'largissement avant le dbat sur la ratification.

L'tude prvoit galement que 10 13 milliards de dollars seront ncessaires aux nouveaux membres pour qu'ils restructurent eux-mmes leurs forces de faon les rendre interoprables avec celles de l'OTAN pour des oprations de paix et de dfense collective. De nombreux analystes et les pays candidats eux-mmes ralisent que cette partie des cots constitue des dpenses qu'ils auraient de toute faon engager pour moderniser leurs capacits militaires dans les dix annes venir.

Le cot de l'amlioration de la projection de forces


La marine amricaine amliore ses capacits de projection de forces avec son tout nouveau chasseur bombardier le F/A-18E Super Homet.
(Reuters - 20Kb)

Le point le plus difficile et le plus controvers de l'estimation des cots par l'administration Clinton, sur lequel les snateurs vont probablement achopper, est le cot des amliorations des capacits militaires des allis actuels. Estims dans l'tude amricaine quelque 8 10 milliards de dollars, ils ne dcoulent pas de la dcision d'largissement, mais du Concept stratgique adopt par l'OTAN en 1991, qui exige que les allis restructurent leurs forces pour les rendre plus aptes intervenir au-del des frontires nationales. Les Etats-Unis ont jug ces transformations essentielles non seulement pour soutenir les nouvelles missions de l'OTAN, mais aussi pour satisfaire aux engagements de dfense collective envers les nouveaux allis. Certains allis, en particulier la France, s'orientent dj sur cette voie. Mais il y a fort peu de chances que les allis europens puissent disposer de fonds "nouveaux" pour le dveloppement de capacits de projection de forces. Ils devront atteindre les objectifs dfinis par le Concept stratgique en amliorant leurs rendements et en redfinissant les priorits pour leurs dpenses actuelles.

La rsolution de ratification du Snat (l'instrument lgislatif par lequel il donne son avis et son autorisation concernant le protocole d'adhsion au Trait de Washington) devrait donc comporter, au minimum, des dispositions appelant les allis faire des efforts pour supporter les cots directs de l'largissement et respecter leurs engagements de mettre sur pied des capacits accrues de projection de forces.


La Bosnie



Soldats amricains de la SFOR posant des barbels un point de contrle Brcko, en Bosnie-Herzgovine, au mois d'aot, sous l'oeil de deux policiers bosno-serbes.
(Reuters - 89Kb)
Le problme le plus explosif sera peut-tre la regrettable concidence entre le dbat de ratification du Snat amricain et la fin du mandat de la Force de stabilisation (SFOR) en Bosnie. La politique de l'administration Clinton veut que les troupes amricaines quittent la Bosnie la fin du mandat de la SFOR en juin 1998, et les principales puissances europennes affirment que si les Etats-Unis partent, elles feront de mme. De nombreux membres du Congrs souhaitent que l'administration tienne parole. Les experts estiment cependant que le retrait de la SFOR la date prvue risque de dstabiliser la Bosnie, et peut-tre mme d'entraner un retour la guerre civile, ou alors la partition de facto de la Bosnie et l'chec des Accords de Dayton. Pour sa part, le prsident Clinton ne semble pas exclure la possibilit de maintenir certaines troupes amricaines aprs juin 1998. De fait, s'il est dcid que l'OTAN devra diriger l'opration post-SFOR, la cohrence technique de cette mission ncessitera la prsence de certaines forces amricaines en Bosnie, et ce, non pas seulement " l'horizon".

De nombreux membres du Congrs qui pensent qu'une prsence militaire extrieure sera ncessaire en Bosnie aprs juin 1998 estiment que les allis europens devraient joindre le geste la parole et dmontrer qu'ils sont dsireux et capables de prendre davantage de responsabilits en matire de scurit en Europe en se chargeant des oprations militaires post-SFOR. La plupart des gouvernements europens considrent cependant qu'aprs le dpart de la SFOR, les oprations devraient rester conduites par l'OTAN et rechignent rester en Bosnie sans un engagement amricain clair. Compte tenu des incertitudes qui psent sur l'avenir de la Bosnie, mme dans les meilleures conditions, ils craignent que l'on rejette sur eux le poids de l'chec de la mise en uvre des Accords de Dayton et peut-tre mme que les Etats-Unis ne critiquent distance les rsultats obtenus.

Dans ces conditions, le dbat transatlantique sur les responsables de la poursuite de la mise en uvre de la paix en Bosnie pourrait atteindre son paroxysme au moment mme o le Snat examinera la question de l'largissement de l'OTAN. Les discussions transatlantiques et celles au Snat sur le partage des charges pourraient devenir houleuses. Les membres du Congrs se plaindront de la mauvaise volont des Europens assumer la responsabilit d'une prsence militaire en Bosnie aprs le dpart de la SFOR. Les allis europens rpondront probablement qu'ils ont bien essay d'aider les Etats-Unis dans la mise en uvre des Accords de Dayton, et qu'ils ne sont pas les seuls en cause si les objectifs des accords n'ont pas t raliss. Un tel dbat ne devrait pas amener les snateurs refuser l'largissement, mais risque de rendre les relations transatlantiques beaucoup plus tendues.

La direction ou l'hgmonie amricaine

Au moment mme o les snateurs amricains risquent fort de demander aux allis d'accepter un meilleur partage des charges, les allis europens pourraient se montrer trs chatouilleux l'gard des "diktats" de l'administration amricaine et du Congrs. Il a toujours t difficile pour les Etats-Unis d'atteindre le niveau de direction "parfait" permettant de runir un consensus sans paratre dicter les prfrences amricaines. Le problme est encore plus aigu aujourd'hui, du fait de l'absence de toute menace imminente susceptible de faciliter ce consensus.

Les Etats-Unis sont tellement puissants, l'heure actuelle, dans le systme international que, "comme un lphant dans un magasin de porcelaine", ils doivent agir avec prcaution pour ne pas faire de dgts. L'assurance des Etats-Unis - qu'ils vantent la force de l'conomie amricaine au sommet du G-8 ou limitent trois Etats la premire vague d'largissement de l'OTAN - a irrit bien des Europens. Quand l'administration Clinton a annonc son choix de n'inviter dans un premier temps que la Rpublique tchque, la Hongrie et la Pologne, de nombreux Etats ont secrtement applaudi. Mme la France, fervent partisan de l'entre de la Roumanie et de la Slovnie, n'a pas t surprise par la volont des Etats-Unis et de plusieurs autres allis de ne procder qu' un largissement restreint.

Mais le fait que les Etats-Unis semblaient abandonner le processus de consultations de l'OTAN, en rendant leur choix public, et en affirmant ensuite que leur dcision tait irrversible, a embarrass mme leurs plus proches allis. Cela a renforc la position de ceux qui, en Europe, considrent que les Etats-Unis se comportent comme une puissance "hgmonique", utilisant leur impressionnante position de force pour agir leur guise face des allis europens plus faibles.

Les hauts fonctionnaires amricains affirment qu'ils voulaient que le problme fasse l'objet de consultations dans le cadre de l'Alliance, mais que leur position a t divulgue la presse par d'autres allis. Ils ont donc dcid de mettre un terme aux "groupes de pression" pour d'autres dcisions. Leur choix de parler haut et fort est comprhensible, et mme dfendable. Cependant, tout leader reconnu d'une coalition d'Etats dmocratiques doit sans doute tre le premier donner l'exemple en matire de consultation s'il veut que d'autres Etats souverains le suivent de bon gr. Sans doute la difficult drive-t-elle de cette position de numro un. En effet, les hauts fonctionnaires amricains ont observ que les Etats-Unis taient toujours critiqus, qu'ils se comportent ou non comme un chef de file puissant. Peut-tre le style de la dcision prise rvle-t-il trop clairement ce qui semble tre une culture washingtonienne selon laquelle impudence et intelligence permettent de progresser dans les cercles du pouvoir. Mais ce style ne convient pas une alliance de dmocraties.

Quelle que soit la bonne explication, les relations entre l'Europe et les Etats-Unis auraient t mieux servies par une attitude amricaine permettant aux dcisions d'merger plus naturellement par un processus dcisionnel consultatif en coulisses. Dans les conseils de l'OTAN, les voix ne sont pas simplement comptabilises, mais aussi pondres, et celles des Etats-Unis ont toujours plus de poids que toutes les autres. Le rsultat final aurait t le mme, mais sans que les allis aient l'impression de subir le "diktat" des Etats-Unis.

Le dfi



William Cohen, ministre de la Dfense des Etats-Unis, et Jos Cutileiro, Secrtaire gnral de l'UEO, plaisantant lors de la runion du CPEA en session des ministres de la Dfense Bruxelles, en juin dernier.
(Photo OTAN - 25Kb)
C'est la valeur que les Etats-Unis et leurs allis accordent leurs rapports au sein de l'Alliance qui dterminera si les exigences de partage des charges et les rcriminations contre l'hgmonie amricaine mettront mal les relations transatlantiques dans les prochains mois. Nulle menace sovitique ne force plus les partenaires transatlantiques cooprer. Et pourtant, les valeurs qui fondent le partenariat semblent toujours trs prises des deux cts de l'Atlantique. Des considrations d'ordre pratique existent galement. Du point de vue europen, il n'y a pas, dans le futur proche, d'autre rponse crdible aux besoins de scurit de l'Europe qu' travers une coopration approfondie avec les Etats-Unis. Et du point de vue des Etats-Unis, il n'existe actuellement aucun autre moyen efficace de partager les charges de la scurit internationale qu'en cooprant militairement l'intrieur de la structure de l'OTAN. Les Etats-Unis et l'Europe n'ont gure d'autre choix tangible que de poursuivre leur coopration. Mais la question lancinante du partage quitable des cots et des responsabilits jouera un grand rle dans la dfinition du type d'OTAN qui natra du dbat sur l'largissement.


Notes

  1. Snateur William V. Roth, Jr. "Roth's Rx for NATO", Christian Science Monitor, 18 juin 1997

  2. Snateur Joseph R. Biden, Jr. "The prospects for NATO enlargement", Intervention devant le Conseil atlantique des Etats-Unis, 18 juin 1997.

  3. D'autres tudes ont abouti des cots potentiels suprieurs, bass sur divers scnarios. Ainsi, le montant de 125 milliards de dollars souvent avanc dcoule d'un calcul effectu par le bureau du Budget du Congrs amricain concernant le cot de l'intgration de nouveaux allis dans des conditions de menace beaucoup plus srieuse que celles que constituait l'Union sovitique pendant la Guerre froide. Compte tenu de l'tat actuel des forces armes russes et en supposant que la coopration militaire OTAN-Russie se poursuivra, de telles circonstances apparaissent fort improbables dans les dix prochaines annes.


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