Edition Web
Vol. 39- No. 1
Avril 1991
p. 12-16
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La
dissolution du Pacte de Varsovie
Professeur Otto Pick
Les ministres des Affaires étrangères et de la Défense
de l'Organisation du Traité de Varsovie se sont réunis le
25 février 1991 à Budapest pour mettre un terme aux institutions
créées dans le cadre de la guerre froide. Auparavant, l'Union
soviétique avait anticipé la possibilité du retrait
unilatéral de certains Etats membres, lorsqu'elle avait suggéré
la cessation des activités militaires de l'Organisation à
partir du 1er avril 1991. Cette proposition a été adoptée
sans difficulté lors de la réunion de Budapest. Les ministres
ont également décidé de mettre un terme aux activités
politiques du Pacte plus tard dans 1 ' année, mais la di scussion
sur la dissolution du Conseil d'assistance économique mutuelle
(CAEM) a été reportée à une date ultérieure.
Ces développements mettent fin aux tentatives permanentes de l'Union
soviétique de consolider son hégémonie en Europe
de l'Est par des structures multilatérales.
L'Organisation du Traité de Varsovie (OTV) a été
créée en mai 1955, en réaction ostensible à
l'adhésion de la République fédérale d'Allemagne
à l'Alliance de l'Atlantique Nord. Ses membres fondateurs étaient
l'URSS, la République démocratique allé-mande, la
Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Bulgarie
et l'Albanie. On a souvent dit que l'OTV constituait le pendant de l'OTAN,
et donc un rouage important du mécanisme de stabilisation qui a
contribué à préserver un certain équilibre
en Europe. En fait, le Pacte de Varsovie et l'OTAN n'ont jamais été
comparables. A la différence du traité instituant l'OTAN
en 1949, le Traité de Varsovie a été superposé
à une série d'accords bilatéraux entre ses Etats
membres, restés en vi-gueurparallèlementauPacte. Ces accords
sont aujourd'hui délaissés en grande partie, mais ils pourraient
être remplacés, en temps voulu, par des accords de sécurité
d'un type tout à fait différent.
Bien que l'OTAN se soit avérée un instrument essentiel de
la consolidation de la participation américaine à la défense
de l'Europe occidentale, elle a réalisé bien plus que cela.
Jouissant d'un appui considérable parmi les populations des Etats
membres, l'OTAN a su s'adapter de façon remarquable et a toujours
pris grand soin d'éviter toute ingérence dans les affaires
intérieures de ses membres. L'OTV, en revanche, était perçue
comme un instrument du pouvoir soviétique, servant principalement
les intérêts de sécurité de l'URSS. C'était
la puissance militaire soviétique qui maintenait le Pacte en vie.
Si l'Union soviétique a écrasé le soulèvement
hongrois en 1956 et provoqué la chute du gouvernement légitime
de ce pays, c'est bien parce que le Traité de Varsovie l'y autorisait,
"pourprotégerlaHongriede la subversion" - comme l'avait
déclaré à l'époque le représentant
soviétique au Conseil de sécurité des Nations unies.
L'invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 a constitué, en
réalité, un acte de guerre auquel ont pris part tous les
Etats membres du Pacte, à l'exception de la Roumanie. Par la suite,
la "doctrine Brejnev" a été invoquée pour
tenter de légitimer une agression nullement "provoquée",
en affirmant que "la souveraineté des pays socialistes ne
peut servir de contrepoids aux intérêts du socialisme mondial",
(l) Bien qu'elle se déclarât une alliance
défensive, l'OTV était pratiquement unique en son genre
puis-qu'elle a, à deux reprises au moins, déclaré
la guerre à l'un de ses membres. C'est pourquoi l'analogie avec
l'OTAN n'a jamais été pertinente.
Un nouveau courant de pensée
Le Pacte de Varsovie a disparu dès l'instant où il s'est
avéré que le pouvoir soviétique ne pouvait plus constituer
l'ultime ligne de défense intérieure des régimes
communistes moribonds d'Europe centrale et orientale. La décision
de Moscou d'abandonner son emprise sur la région a été
provoquée, principalement, par les difficultés économiques
internes de l' Union soviétique, difficultés elles-mêmes
suscitées dans une certaine mesure par l'incapacité d'une
économie totalement inefficace à continuer de supporter
le poids de dépenses militaires excessives. Par ailleurs, les dirigeants
soviétiques en étaient apparemment arrivés depuis
quelque temps à la conclusion que l'Europe de l'Est devait être
inscrite au passif du bilan plutôt qu'à l'actif. Le nouveau
courant de pensée qui a pris forme en politique étrangère,
sous l'impulsion de MM. Gorbatchev et Chevardnadze, consistait essentiellement
à étudier la rentabilité des engagements et participations
soviétiques dans le monde. Du point de vue soviétique, l'Europe
de l'Est n'avait pas grand-chose à offrir. Engloutissant les ressources
soviétiques, elle apparaissait surtout comme un consommateur de
l'énergie que l'URSS pouvait vendre ailleurs avec plus de profit.
Les liens idéologiques à l'origine de la doctrine Brejnev
ont perdu leur signification, dès 1 ' instant où l'on s'est
rendu compte que seule la puissance militaire soviétique permettait
de les maintenir - un exercice qui ne présentait aucun avantage
dans le meilleur des cas, alors que Moscou était décidée
à améliorer ses relations avec l'Ouest. En ce qui concerne
la sécurité militaire, il semble que la perception soviétique
des menaces se soit transformée sous l'effet de la nouvelle orientation
observée dans les relations Est-Ouest, rendant obsolète
le "bloc défensif ' constitué par le Pacte de Varsovie;
cette opinion n'était cependant pas nécessairement partagée
par les chefs militaires soviétiques.
Entre-temps, la perte de l'Europe de l'Est est devenue un aspect important
du débat dans la lutte interne pour le pouvoir en URSS. Les nationalistes
russes, les partisans du communisme et de nombreux militaires semblent
partager la même rancur face à la perte de prestige
due à la fois à la dissolution de l'OTV et au retrait de
leurs troupes des pays d'Europe centrale et orientale. Les dirigeants
politiques doivent faire face à des pressions considérables
les contraignant à rendre une partie des gains obtenus à
grand frais pendant la Seconde guerre mondiale, sans espoir d'obtenir
quelque chose en retour. Plus récemment, le problème de
la sécurité a été soulevé une nouvelle
fois, peut-être à la lumière de la supériorité
technologique démontrée par les Américains dans le
Golfe. Rapportant les vues du Comité central du parti communiste
soviétique, la Pravda (2) sou-lignait que la
frontière occidentale du pays devait rester sûre, d'autant
que personne en Europe de 1 'Est n'était prêt à accorder
le moindre crédit à l'URSS pour "l'investissement matériel
et spirituel considérable" consenti par elle dans cette région!
L'article poursuivait en déplorant "l'influence nettement
négative" des événements en Europe de l'Est
sur la société soviétique.
L'Union soviétique a indéniablement subi une perte. Outre
le cadre qu'il constituait pour les traités bilatéraux portant
sur le stationnement de forces soviétiques dans la région,
le Pacte de Varsovie a rempli plusieurs fonctions utiles. Il a permis
au ministère de la Défense et à l'état-major
soviétiques de forger des liens directs avec les commandements
militaires des autres Etats membres, évitant les voies de communication,
plus pesantes, des gouvernements et du Parti.
Au cours de ses premières années d'existence, le Pacte a
mené des activités essentiellement symboliques, et le rôle
du commandement conjoint semblait se limiter à celui d'une agence
de coordination des procédures d'entraînement. Les premières
manuvres militaires communes datent d'octobre 1961. Par la suite,
ce type de manuvre a été organisé à
intervalles réguliers, sous un commandement conjoint dominé
par les Soviétiques dont le rôle s'est fait de plus en plus
autoritaire. La fiabilité des éléments non soviétiques
du régime de l'OTV a toujours été mise en doute,
mais il est clair que la disparition de cette organisation a balayé
dans son sillage l'idée d'une menace d'agression en provenance
de l'Est.
La prépondérance de l'Union soviétique se reflétait
également dans la politique des pays du Pacte de Varsovie en matière
d'achats d'armements. Presque tous les équipements militaires des
pays membres de l'OTV étaient de conception soviétique,
soit importés d'URSS, soit fabriqués sous licence. Cela
étant, la normalisation des armements ne posait pratiquement aucun
problème. Aujourd'hui pourtant, des difficultés pratiques
pourraient surgir suite à la disparition de l'OTV et du rouble
transférable.
Outre ces aspects essentiellement militaires, le Pacte de Varsovie présentait
une certaine valeur politique, puisque son Comité consultatif politique
avait pour mission de coordonner et de formuler les positions des Etats
membres sur des questions de politique étrangère et de sécurité.
En dépit du désir soviétique de renforcer le rôle
du Pacte en tant que facteur d'intégration, l'unanimité
totale ne fut jamais atteinte. La Roumanie notamment se dressa contre
la plupart des tentatives visant à renforcer l'OTV et le Conseil
d'assistance économique mutuelle. Après 1968, elle cessa
de participer aux activités militaires de l'OTV. L'invasion de
la Tchécoslovaquie en 1968 avait, en quelque sorte, servi à
tester la fidélité des membres du Pacte de Varsovie: la
Roumanie refusa de prendre part à l'invasion tandis que l'Albanie
se retirait officiellement de l'Organisation - après avoir cessé
de participer à ses activités depuis plusieurs années
déjà.
L'URSS avait, quant à elle, d'autres problèmes. Au sommet
de l'OTV à Budapest, en 1969 par exemple - sommet organisé
quelques mois après une démonstration particulièrement
convaincante de la puissance militaire de l'URSS - les Soviétiques
omirent d'aborder les accrochages survenus peu de temps auparavant à
la frontière sino-sovié-tique. Au cours du même sommet,
la structure de l'OTV fut remaniée pour y inclure un nouveau Conseil
militaire et un nouveau Comité des ministres de la Défense
- ces deux instances renforçant, officiellement du moins, la position
des alliés d'Europe de l'Est, puisque leurs ministres de la Défense
ne devaient plus désormais jouer le rôle de représentants
subordonnés au commandant en chef soviétique.
A la recherche d'autres solutions
Aucune réforme ne parvint cependant à masquer la principale
lacune du Pacte - à savoir, son extrême dépendance
vis-vis de la détermination soviétique à recourir
à la force pour maintenir l'Organisation en vie et l'absence quasi-totale
de légitimité du Pacte aux yeux des peuples qu'il était
censé protéger. Au départ pourtant, les nouveaux
régimes apparus en Europe de l'Est ne savaient pas très
bien quand, ni comment, agir pour démanteler l'OTV. Pendant un
certain temps, il a été suggéré de la transformer
en une organisation politique, laquelle pourrait jouer le rôle de
partenaire dans des négociations avec l'OTAN sur la maîtrise
des armements. Mais alors que le rythme même des événements
en Europe de l'Est et l'interprétation exagérément
souple donnée par l'Union soviétique au Traité sur
les Forces conventionnelles en Europe (FCE) diminuaient la pertinence
de négociations à court terme sur la maîtrise des
armements, d'autres possibilités furent étudiées.
Cependant, les groupes d'experts qui débattirent de la question
à Prague et ailleurs n'étant pas parvenus à formuler
de propositions valables, le Pacte de Varsovie connut une agonie relativement
courte et ses obsèques se déroulèrent sans encombres.
Avec la disparition du Pacte de Varsovie, l'Euro-pe centrale et orientale
se trouve confrontée à une lacune importante en matière
de sécurité, car aucune garantie ne couvre le nouveau régime.
Trois causes potentielles d'insécurité peuvent être
identifiées: l'unification allemande a fait resurgir la question
allemande, quoique la solution proposée par TOT AN en ce qui concerne
l'Allemagne ait largement calmé les inquiétudes sur les
options allemandes; la disparition des restrictions imposées par
des gouvernements totalitaires et par l'hégémonie soviétique
a entraîné la réapparition de tendances nationalistes
et de rivalités ethniques, aggravées par les conséquences
politiques et sociales d'économies en difficulté; l'Union
soviétique est en train de se désintégrer - ce phénomène
est sans doute le plus aigu - et ces remous pourraient déclencher
une réaction en chaîne de troubles et de désordres
accompagnés d'agressions potentielles dans toute la région.
Aucune de ces conditions pourtant ne devrait dégénérer
en conflits ou en actes de violence armée à grande échelle.
L'unification de l'Allemagne est un fait acquis et un retour de l'Armée
rouge en Europe de l'Est est tout à fait improbable, ne serait-ce
qu'en raison des préoccupations actuelles des Soviétiques
au sujet de leurs propres difficultés internes.
Mais la sécurité est un état d'esprit, et nombreux
sont ceux qui, en Europe centrale et orientale, ne se sentent pas en sécurité
pour toutes sortes de raisons. L'une d'elles est l'incertitude que leur
réserve l'avenir. Les accords traditionnels de sécurité
nationale ne peuvent pas grand-chose pour lever cette incertitude. Une
solution au problème de la sécurité militaire revêtirait
néanmoins une importance cruciale dans le cadre de l'équilibre
tant régional qu'européen. Un système de sécurité
paneuropéenne, dérivé de la Conférence sur
la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), présenterait
certaines des lacunes à l'origine du concept de sécurité
collective forgé avant la guerre sur la base de la Ligue des Nations.
Il serait, en l'occurrence, à la fois trop futile et trop difficile
de définir conjointement la notion d'agression, puisque l'agresseur
potentiel pourrait être l'un des membres de l'organisation elle-même.
La coopération régionale pourrait être la réponse
à ce problème. Bien que la situation demeure incertaine
dans le sud-est de l'Europe, en raison notamment de 1' instabilité
profonde qui règne en Roumanie et en Bulgarie et de la crise qui
n'en finit pas de déchirer la Yougoslavie, d'importantes mesures
ont été prises dans le sens d'une coopération régionale
en Europe centrale. Début 1991, des accords de coopération
en matière de défense ont été conclus entre
la Tchécoslovaquie et la Hongrie, ainsi qu'entre la Tchécoslovaquie
et la Pologne. En février, les présidents et Premiers ministres
de Pologne, de Tchécoslovaquie et de Hongrie se sont rencontrés
à Visegrad, près de Budapest, là où les rois
de Bohême, de Pologne et de Hongrie s'étaient réunis
en 1335 pour débattre de la coopération entre leurs royaumes.
L'objet principal de la réunion de février était
- pour reprendre les termes du président Vâclav Havel - de
"s ' aider mutuellement à rendre le chemin plus court"
qui doit mener à une association plus directe avec l'Europe de
l'Ouest. En matière toutefois de coopération sur les questions
de défense, la Déclaration publiée au terme du sommet
de Visegrad se contente de noter que les pays signataires ont entrepris
de "se consulter sur des questions relatives à leur sécurité".
Une organisation.régionale de sécurité collective,
réunissant ces pays dans le cadre d'un régime de défense
soigneusement planifié et structuré, pourrait s'avérer
un facteur de stabilité en Europe, mais il faudra veiller à
rassurer l'Union soviétique en maintenant un tel régime
dans les limites de la CSCE et en négociant des garanties et traités
appropriés de non-agression. Des liens économiques étroits
entre les pays concernés contribueraient de toute évidence
à intégrer leurs intérêts mutuels mais, à
Visegrad, les participants au sommet n ' ont pas pris en considération
une proposition hongroise visant à établir une zone de libre-échange.
L'OTAN et l'Europe de l'Est
Jiri Dienstbier, ministre des Affaires étrangères de Tchécoslovaquie,
a indiqué au sommet de Visegrad que son pays tenterait de rapprocher
davantage ses intérêts en matière de sécurité
des systèmes d'Europe de l'Ouest, et les représentants de
Hongrie et de Tchécoslovaquie ont tous deux évoqué
le développement d'une forme d'association avec l'OTAN. Plusieurs
signes identiques ont été notés en Pologne: début
février, Piotr Kolodzieczyk, le ministre polonais de la Défense,
déclarait que la politique de défense de son pays était
basée sur une "neutralité armée". Dans
une déclaration faite à Varsovie le 19 février dernier,
le ministre des Affaires étrangères annonçait de
manière catégorique que la Pologne n'avait pas l'intention
de se joindre à l'OTAN, alors que le Président de la Commission
des Affaires étrangères du sénat polonais déclarait
une semaine plus tard, lors d'une conférence de presse à
Bonn, que son pays n'adopterait certainement pas une position de neutralité
en matière de défense et chercherait à étoffer
ses relations avec l'OTAN et l'Assemblée de l'Atlantique Nord.
Ni au siège de l'OTAN à Bruxelles, ni ailleurs dans le
monde occidental, il ne semble y avoir d'intention d'étendre le
Traité de l'Atlantique Nord à d'autres pays d'Europe. Une
telle orientation serait contraire aux intérêts des alliés
de l'OTAN comme à ceux des pays d'Europe centrale et orientale,
car Moscou ne manquerait pas de considérer comme une provocation
intolérable toute tentative de repousser la frontière de
l'OTAN jusqu'à la Bug - ce qui aurait pour effet de renforcer la
position du camp des réactionnaires en Union soviétique.
L'OTAN est pourtant le seul système de sécurité à
avoir survécu aux bouleversements de ces deux dernières
années et demeure, actuellement, le seul gardien de la stabilité
en Europe. Pour les pays récemment libérés d'Europe
centrale, l'organisation et les politiques futures de l'OTAN présentent
donc un intérêt vital. Ces pays devraient pouvoir bénéficier
des occasions de nouer et de développer des relations diplomatiques
qui leur permettraient d ' apporter leur propre contribution au mode de
pensée de l'Alliance.
(1) Pravda,25 septembre 1968
(2) 13 mars 1991
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