Les résultats désastreux des forces conventionnelles russes au début de la guerre en Ukraine risquent d'en convaincre certains au sein de l'OTAN que la dissuasion face à la menace russe future pour l'Alliance peut être assurée essentiellement au travers de la supériorité conventionnelle de l'OTAN, et que renforcer la dissuasion face à un recours à l'arme nucléaire par Moscou dans le cadre d'un conflit futur ne revêt plus un caractère hautement prioritaire. Il s'agit là d'une dangereuse illusion.
En effet, cette perception ne tient compte ni des enseignements appropriés tirés de l'invasion russe de l'Ukraine, ni du bouleversement touchant l'environnement de sécurité dans lequel l'OTAN devra demain assurer la dissuasion face aux actes d'agression et d'escalade de la part de la Russie, ou faire échec à ceux-ci.
Quels enseignements les responsables de l'OTAN et de la Russie pourraient-ils donc tirer de la guerre en Ukraine ? De toute évidence, ces enseignements dépendront en partie de l'issue - encore imprévisible - de la guerre, et ils pourraient prendre de nombreuses formes. Le présent article pose seulement comme postulat que la guerre en Ukraine prendra fin sans un recours russe à l'arme nucléaire, et sans une victoire décisive de Moscou.
Premièrement, les responsables de l'OTAN devraient tirer comme enseignement que la décision prise par Poutine d'envahir l'Ukraine a montré une forte propension à la fois à prendre des risques et, ce faisant, à commettre de lourdes erreurs d'appréciation. Cette conjugaison de prise de risques et d'erreurs d'appréciation est extrêmement inquiétante, en particulier lorsque s'y ajoutent les menaces russes répétées d'escalade dans le domaine nucléaire.
Deuxièmement, les responsables de l'OTAN devraient tirer comme enseignement que les piètres performances des forces russes en Ukraine vont vraisemblablement entraîner une dépendance accrue de Moscou à l'égard de l'arme nucléaire. Dans le cadre d'une hypothétique guerre future avec l'OTAN, la Russie percevrait probablement la nécessité de recourir à l'arme nucléaire plus tôt dans le conflit, que ce soit pour tenter de décrocher la victoire ou pour prévenir une défaite. En conséquence, décourager une escalade nucléaire limitée de la part de la Russie deviendra encore plus important que décourager une agression conventionnelle russe.
Troisièmement, les responsables de l'OTAN ne devraient pas conclure que si les autorités russes n'utilisent pas d'armes nucléaires en Ukraine, elles ne le feront pas non plus contre l'OTAN dans d'autres circonstances. On note, chez certains Occidentaux, la tendance à partir d'un postulat dangereusement erroné, énonçant que la dissuasion du recours à l'arme nucléaire ne risque pas d'échouer parce qu'en cas d'utilisation quelconque d'armes nucléaires, quels qu'en soient la quantité, la puissance ou le but, la guerre connaîtra une escalade rapide, échappant à tout contrôle, et l'on se retrouvera presque automatiquement dans une situation catastrophique d'affrontement à grande échelle. (Il est évidemment possible qu'un recours limité à l'arme nucléaire déclenche une escalade incontrôlée, mais ce scénario n'est absolument pas certain et peut même s'avérer peu probable.) Ce postulat erroné pourrait donner lieu à un raisonnement tout aussi erroné consistant à tabler sur la menace d'une escalade nucléaire incontrôlée pour décourager tout recours russe à l'arme nucléaire à n'importe quel niveau, sans prendre en compte la stratégie de la Russie, l'éventail des capacités nucléaires qui la sous-tendent, et la « stabilité robuste » de la dissuasion centrale destinée à décourager des frappes nucléaires russes de grande envergure contre le territoire des États-Unis.
Quatrièmement, si les autorités russes devaient partir du principe que la réticence de l'OTAN à intervenir militairement en Ukraine découle de leurs menaces nucléaires répétées, elles tireront une conclusion erronée quant à la volonté de l'Organisation de combattre face à ce type de menaces nucléaires en cas de conflit avec l'Alliance. Cette erreur d’analyse pourrait convaincre Moscou que l'emploi ou la menace d’emploi de l’arme nucléaire à des fins coercitives entraînera des divisions au sein de l'Alliance dans des situations de crise ou de conflit futures, la Russie étant prête à prendre un risque, celui de considérer qu’il n’y aura pas, de la part de l’OTAN, une réaction susceptible d’aggraver la position russe dans le conflit.
Le bouleversement qui touche l'environnement de sécurité international accroît en outre l'importance de la dissuasion nucléaire de l'OTAN. Du fait du renforcement rapide du dispositif nucléaire de la Chine, les États-Unis et leurs Alliés se trouveront bientôt confrontés, pour la première fois dans l'ère nucléaire, à deux adversaires d'une puissance équivalente à la leur dotés de l’arme nucléaire. Si ce nouveau statut d'acteur de puissance équivalente devait donner à la Chine la confiance nécessaire pour attaquer Taïwan, les autorités russes pourraient y voir l'occasion de perpétrer une agression contre l'OTAN, l'existence d'un autre acteur nucléaire de puissance équivalente pouvant détourner l'attention des forces militaires des États-Unis. La supériorité conventionnelle dont l'OTAN jouit actuellement sur la Russie en serait grandement amoindrie, voire réduite à néant, ce qui forcerait l'Organisation à tabler sur l'arme nucléaire pour faire face à la supériorité conventionnelle de la Russie. Et si Moscou devait conclure que son avantage en matière d'armes nucléaires de théâtre lui a fourni soit une supériorité militaire décisive, soit un atout en cas d'échec de cette agression conventionnelle opportuniste contre l'OTAN, cela pourrait donner lieu à une guerre entre la Russie et l'OTAN.
En résumé, la dissuasion à l'égard d'une escalade nucléaire russe restera importante après la fin de la guerre en Ukraine pour quatre raisons majeures :
Les autorités russes ont montré une propension à prendre des risques et, ce faisant, à commettre des erreurs d'appréciation.
Leur expérience en Ukraine les a peut-être convaincues que l'OTAN est vulnérable face à la coercition dans le domaine nucléaire.
La Russie va vraisemblablement accroître sa dépendance à l'égard des armes nucléaires en raison des piètres performances de ses forces conventionnelles en Ukraine.
La Russie pourrait se voir offrir l'occasion d'attaquer l'OTAN si les États-Unis venaient à s'engager dans un conflit de grande ampleur avec un autre acteur de puissance équivalente doté de l'arme nucléaire.
Dissuader la Russie de recourir à l'arme nucléaire contre l'OTAN demeurera dès lors une urgence impérieuse, même après la fin de la guerre en Ukraine.
Le défi lié à la dissuasion nucléaire à l'égard de la Russie
Dissuader la Russie d'utiliser des armes nucléaires nécessite de comprendre sa stratégie, sa doctrine et ses capacités nucléaires. Les forces nucléaires russes ont pour rôle à la fois de décourager toute attaque nucléaire de grande ampleur contre le territoire russe et de compenser la supériorité conventionnelle de l'OTAN par le biais d'un recours limité aux armes nucléaires sur le théâtre, à des fins coercitives si possible, mais pour infliger une défaite si nécessaire. La stratégie russe repose donc fermement sur l'hypothèse selon laquelle un emploi limité d'armes nucléaires de théâtre a peu de risques d'entraîner une escalade incontrôlée aboutissant à un affrontement à grande échelle entre les États-Unis et la Russie sur leur territoire national, ce qui rend extrêmement risquée une hypothétique stratégie de l'OTAN consistant à tabler essentiellement sur la menace d'une escalade incontrôlée.
L'option de l'escalade à des fins « coercitives » prévoit de déclencher une utilisation limitée d'armes nucléaires pour imposer l'arrêt d'une guerre conventionnelle selon des conditions acceptables pour la Russie. Étant donné l'attitude récente de Moscou, l'OTAN doit impérativement se demander en quoi pourraient consister ces conditions. Avant le lancement de la guerre en Ukraine, cette option était le plus souvent interprétée comme impliquant une escalade à des fins coercitives dans le but d'empêcher une défaite conventionnelle imminente. Toutefois, l'éventualité d'une dépendance russe accrue aux armes nucléaires au cours de la période suivant la fin de la guerre en Ukraine signifie peut-être que l'escalade à des fins coercitives pourrait également être adoptée pour remporter une victoire.
L'option de l'escalade aux fins d'« infliger une défaite » prévoit de mener des opérations nucléaires à grande échelle sur le théâtre contre les forces conventionnelles de l'OTAN si les autorités russes établissent que l'OTAN représente une menace pour « l'existence même de l'État russe ». C'est la raison pour laquelle les forces russes estiment avoir besoin de milliers d'armes nucléaires de théâtre intégrées dans l'ensemble de leurs forces conventionnelles. L'OTAN doit impérativement se demander ce que les dirigeants russes pourraient percevoir comme constituant une telle menace dans le cadre d'une guerre hypothétique avec l'Organisation après l'Ukraine. De nouveau, dans une situation où la Russie est davantage tributaire des armes nucléaires, Moscou pourrait percevoir son option d'« infliger une défaite » sur le théâtre comme un moyen de gagner plutôt que d'éviter de perdre.
Maintien de la posture de dissuasion nucléaire de l'OTAN : ce que cela impliquera et pourquoi
Étant donné que la stratégie russe part du principe que la dissuasion mutuelle à l'égard de frappes de grande envergure contre le territoire des États-Unis ou de la Russie est très solide, décourager un recours russe limité à l'arme nucléaire exige que l'OTAN soit perçue comme étant capable de tenir bon face à une escalade russe limitée, et cela sans subir ni coercition politique, ni handicap militaire décisif.
Cela suppose, de la part des États-Unis et des autres Alliés, une série de capacités nucléaires rendant possible une stratégie crédible de riposte graduée qui puisse convaincre les autorités russes qu'une escalade nucléaire limitée n'apporte aucune garantie contre une erreur d'appréciation quant à la détermination de l'OTAN, n'aboutira pas à l'arrêt de la guerre selon des conditions dictées par la Russie, et comporte bel et bien le risque d'une escalade incontrôlée. L'OTAN doit impérativement être perçue comme étant pleinement préparée à ce que Thomas Schelling appelait une « compétition dans la prise de risques » créant une « menace qui laisse une part au hasard ».
Pour rendre possible cette stratégie, les forces nucléaires et conventionnelles de l'OTAN doivent impérativement être capables de :
fournir un éventail robuste de ripostes possibles pour rétablir la dissuasion en persuadant les responsables russes qu'ils ont commis une erreur d'appréciation désastreuse, que continuer de recourir à l'arme nucléaire ne leur permettra pas d'atteindre leurs objectifs, et qu'ils se verront infliger des coûts largement supérieurs aux gains pouvant être obtenus ;
contrer l'impact militaire d'un recours russe à des armes nucléaires de théâtre ;
continuer à opérer efficacement pour atteindre les objectifs des États-Unis et des autres Alliés dans un environnement caractérisé par un emploi limité d'armes nucléaires.
Pour répondre à ces exigences, l'OTAN a besoin d'un éventail de capacités nucléaires de théâtre aptes à la survie et déployées à l'avant en permanence, qui puissent pénétrer de manière fiable les dispositifs de défense aérienne et antimissile de théâtre adverses avec diverses puissances explosives suivant un calendrier pertinent sur le plan opérationnel.
À elles seules, les forces nucléaires stratégiques ne sont pas suffisamment souples et réactives pour convaincre les autorités russes que l'OTAN est pleinement préparée à contrer, par des ripostes nucléaires propres militairement efficaces, un recours limité en premier à l'arme nucléaire. Eu égard à la stratégie, à la doctrine et aux capacités russes, et à la possibilité de devoir mener simultanément des conflits sur plusieurs théâtres avec deux acteurs nucléaires de puissance équivalente à la sienne, l'OTAN doit se doter de capacités nucléaires de théâtre supplémentaires.
La modernisation des capacités de l'OTAN en matière d'avions à double capacité (DCA) est nécessaire et se poursuit, mais elle ne suffit pas. Les forces nucléaires de théâtre prévues par l'OTAN sont trop limitées, leur aptitude à la survie est insuffisante et elles ne disposent pas de la souplesse requise pour répondre à toute la gamme des scénarios militaires pouvant être mis en place par la Russie. Elles pourraient toutefois être grandement améliorées sans que l'OTAN doive calquer chacune de ses armes sur celles de la Russie.
L'OTAN devrait compléter ses moyens DCA en y ajoutant au moins une capacité nucléaire de théâtre qui réponde aux exigences mentionnées ci-dessus. Plusieurs systèmes proposés pourraient faire l'affaire, mais un missile de croisière à lanceur naval (SLCM) à charge nucléaire déployé sur les sous-marins d’attaque américains possède toutes les qualités requises.
Pour faire face à l'éventualité d'une dégradation ou d'une réduction à néant de la supériorité conventionnelle de l'OTAN en cas d'agression opportuniste de la part de la Russie, il faut améliorer l'aptitude de l'Organisation à mener et à gagner une guerre conventionnelle même en cas d'engagement des États-Unis dans une guerre avec la Chine. Faute d'amélioration en ce sens, de nouvelles exigences en matière de dissuasion et de combat s'imposeront aux forces nucléaires de l'OTAN, déjà insuffisantes.
Comme une guerre à propos de Taïwan mettrait l'accent sur d'autres éléments de forces des États-Unis qu'une guerre de défense de l'OTAN (principalement des forces navales et aériennes en Asie, mais des forces terrestres et aériennes en Europe), l'Organisation peut prendre certaines mesures pour atténuer l'impact, sur l'équilibre OTAN-Russie, du fait que l'Europe serait le « deuxième théâtre » d'une guerre menée sur deux théâtres. La première limitation qui grèverait l'aptitude des États-Unis à s'engager simultanément dans des opérations militaires en Europe et en Asie orientale est d'ordre logistique : elle concerne le transport aérien et maritime stratégique ainsi que les stocks de munitions conventionnelles de pointe. On note par ailleurs que certaines capacités militaires américaines clés fort demandées et peu nombreuses seraient en pénurie en cas de conflit sur deux théâtres : bombardiers, moyens de défense aérienne et antimissile intégrée (IAMD), avions ravitailleurs, capacités de renseignement, de surveillance et de reconnaissance (ISR), et capacités de lutte anti-sous-marine (LASM).
L'OTAN pourrait optimiser la répartition des tâches pour compenser ces insuffisances. Les États-Unis pourraient prépositionner davantage d'équipements lourds pour les forces terrestres et fournir davantage de capacités de frappe de précision dans la profondeur en Europe. L'OTAN pourrait constituer une version européenne de la Flotte aérienne civile de réserve (CRAF) des États-Unis : des avions de ligne d'autres Alliés s'attacheraient à acheminer des soldats américains vers leurs équipements en Europe tandis que la CRAF des États-Unis assurerait le soutien du théâtre asiatique. Les Alliés européens pourraient fournir des moyens pour l'IAMD de l'OTAN, des avions ravitailleurs pour les opérations de combat aérien et le transport aérien, ainsi que des capacités LASM améliorées et plusieurs divisions blindées modernes capables de contenir rapidement une invasion russe visant les États baltes, la Pologne ou la Roumanie.
En fin de compte, les Alliés européens devront mettre à disposition plus efficacement davantage de capacités conventionnelles, sans interpréter la demande des États-Unis en ce sens comme l'indication d'un affaiblissement de l'engagement américain envers la défense de l'OTAN. Les États-Unis, quant à eux, devront fournir des capacités nucléaires de théâtre supplémentaires. Si ces deux conditions ne sont pas réunies, l'OTAN risque de se trouver confrontée à une agression opportuniste en Europe, et à une guerre dans laquelle l'Organisation serait davantage tributaire de l'arme nucléaire face à un adversaire doté d'un avantage croissant en termes de capacités nucléaires de théâtre.
Au lendemain de la guerre en Ukraine, l'OTAN ne pourra pas se permettre de prendre des risques en ce qui concerne la dissuasion à l'égard d'un recours russe à l'arme nucléaire. Toute incapacité à décourager ou à contrer une utilisation russe limitée d'armes nucléaires de théâtre rendra plus probables à la fois une agression conventionnelle et une escalade nucléaire de la Russie contre l'OTAN, en particulier une agression opportuniste de la part de Moscou.