En 2022, le spectre du recours à l’arme nucléaire est revenu hanter la scène européenne. Dès le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février de cette année, le président russe Vladimir Poutine a brandi la menace du feu nucléaire pour tenter de faire capituler l’Ukraine face à ses exigences et pour dissuader l’OTAN d’intervenir. Jamais, en près de quarante ans, l’OTAN et ses partenaires n’ont été confrontés à une tentative aussi grave de coercition nucléaire délibérée, systématique et prolongée. Nous devons donc examiner très attentivement la problématique de la coercition nucléaire russe.

Le sous-marin nucléaire lanceur d’engins balistiques (SSBN) russe « Toula » (flotte du Nord) lors d'un exercice des forces de dissuasion stratégique le mercredi 26 octobre 2022. © Reuters / Ministère russe de la Défense via EYEPRESS
Le rôle des armes nucléaires : dissuasion et/ou contrainte
Dans des situations de crise, les armes nucléaires peuvent être utilisées de deux manières : pour dissuader (rôle de dissuasion) ou pour contraindre (rôle de contrainte). La dissuasion sert à empêcher un adversaire de commettre une agression par la menace d’une contre-attaque massive. La contrainte sert à obtenir un résultat, comme un accord de paix, par la menace d’un déploiement massif de forces contre un adversaire. Les premiers éléments mis en évidence dans la guerre actuellement menée en Ukraine semblent confirmer ce que de nombreux experts des questions nucléaires affirment depuis longtemps : les armes nucléaires sont efficaces lorsqu’il s’agit de dissuader mais fonctionnent souvent moins bien lorsqu’il s’agit de contraindre.
En Ukraine, les menaces nucléaires de la Russie avaient clairement pour but de contraindre Kiev à capituler, et les pays occidentaux à ne plus fournir d’assistance. Sur le terrain, les forces armées ukrainiennes ont montré qu’elles n’entendaient pas cesser leurs actions défensives, allant même jusqu’à frapper des objectifs russes sur le territoire de la Russie. Par ailleurs, les pays occidentaux n’ont pas interrompu ni même ralenti la fourniture de l’aide aux forces ukrainiennes. Cependant, des discussions sur l’utilisation d’armes nucléaires en Ukraine ont récemment eu lieu à un niveau élevé au sein des forces armées russes (mais sans la participation directe de Poutine). Ces discussions pourraient bien être les prémices d’un durcissement des signaux nucléaires.
À l’inverse, certains éléments côté ukrainien mettent clairement en évidence l’intérêt dissuasif des armes nucléaires. D’un côté, le bouclier nucléaire de l’OTAN contribue à dissuader la Russie de toute agression contre les pays membres de l’Organisation dans la partie orientale de l’Alliance, surtout dans la région de la Baltique. D’un autre côté, les armes nucléaires de la Russie ont probablement un effet dissuasif, à des degrés divers et à différents niveaux. Depuis le début, les pays de l’OTAN ont exclu toute intervention directe en Ukraine, y compris l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne, et certains Alliés, soucieux de réduire les risques d’escalade, ont imposé des restrictions concernant les types de munitions fournies à l’Ukraine et leur portée.
Pour conclure sur la question de la dissuasion et de la contrainte, on se souviendra que feu Robert Jervis, grand expert des questions nucléaires, affirmait que les armes nucléaires contribuent à maintenir le statu quo territorial. Il estimait que les armes nucléaires sont efficaces lorsqu’elles sont invoquées à l’appui de la défense d’intérêts vitaux, comme le territoire national. En Ukraine, Poutine s’est servi de référendums constitutionnels dans le Donbass, à Kherson et à Zaporijia, pour essayer de légitimer les revendications de la Russie concernant le territoire ukrainien, et il a brandi la menace nucléaire pour consolider l’annexion de ces territoires. La dissuasion nucléaire de la Russie n’a pourtant pas produit totalement l’effet escompté. L’Ukraine a non seulement fait peu de cas de ces avertissements, lançant des contre-attaques pour récupérer ses territoires (avec de très bons résultats à Kherson), mais la communauté internationale a systématiquement réagi en invoquant le droit international : de droit comme de fait, ces régions font toujours partie du territoire ukrainien.

Une explosion détruit une partie du pont enjambant le détroit de Kertch, en Crimée, le 8 octobre 2022. Crédit photo : Service de sécurité ukrainien
La théorie de Jervis risque cependant d’être mise plus durement à l’épreuve. La possession de fait de la Crimée par la Russie depuis maintenant huit ans a-t-elle à ce point « russifié » cette région, que la menace d’un recours à l’arme nucléaire pour la défendre semble plus crédible ? Il est impossible de le dire, étant donné que toute action future dépendra d’une multitude de variables. Nous savons que l’Ukraine a déjà utilisé la force militaire contre des objectifs en Crimée, comme en témoignent notamment des frappes de drones contre une base aérienne et une frappe non revendiquée, mais dévastatrice, contre le pont du détroit de Kertch, qui relie la Crimée à la Russie. Ces événements n’ont jusqu’à présent donné lieu à aucune escalade nucléaire, ni à de nouvelles menaces nucléaires de la part de la Russie. Toutefois, la Russie attache beaucoup plus d’importance stratégique à la Crimée qu’à d’autres territoires ukrainiens occupés, probablement en raison du rôle historique de la base navale de Sébastopol en tant que port d’attache de la flotte russe de la mer Noire. Si les forces ukrainiennes parvenaient à regagner du terrain en Crimée - ce qui, à ce stade, reste spéculatif, malgré les récentes victoires - le président russe Vladimir Poutine pourrait être mis sous pression au plan national et amené à prendre des mesures drastiques. En résumé, l’ambiguïté qui entoure la question de savoir si la Russie considère désormais le « statu quo » territorial en Crimée pourrait donner lieu à des erreurs d’appréciation susceptibles d’entraîner une escalade nucléaire.
La posture de dissuasion de l’OTAN
La détermination de la Russie à envahir l’Ukraine, pays partenaire de l’OTAN, et sa propension à brandir la menace d’un recours à ses armes nucléaires viennent rappeler l’importance du rôle joué par les armes nucléaires dans la sécurité de l’Alliance et des Alliés, du moins dans l’avenir prévisible. Envisager un désarmement ou réduire considérablement l’importance accordée aux armes nucléaires dans la posture de dissuasion et de défense de l’OTAN n’est ni possible, ni souhaitable pour l’instant. Compte tenu des quelque 2 000 armes que compte l’arsenal nucléaire tactique de la Russie, la menace d’une escalade sous le niveau nucléaire stratégique côté russe - c’est-à-dire l’utilisation d’armes nucléaires de plus faible puissance et à plus courte portée - contraint malheureusement l’OTAN à réagir à cette menace avec les moyens crédibles qui sont les siens.
L’Alliance doit donc rester une alliance nucléaire, mais la posture nucléaire actuelle de l’OTAN suffit-elle pour assurer une dissuasion efficace face à la Russie ? Bien que l’OTAN ait publié un nouveau concept stratégique en juin dernier, qui met en avant le rôle des armes nucléaires dans la dissuasion alliée, le document n’entre pas beaucoup dans les détails, indiquant que les Alliés s’appuieront sur une « combinaison appropriée » (paragraphe 20) de systèmes militaires conventionnels et de systèmes militaires nucléaires. Alors que sur le plan militaire, la situation continue à se détériorer pour la Russie, confrontée à une résistance héroïque de la part des Ukrainiens et à des sanctions internationales, et à mesure que l’isolement de Moscou sur la scène internationale s’accentue, on peut raisonnablement penser que Poutine va se montrer plus agressif en brandissant plus souvent la menace nucléaire afin d’arracher des concessions politiques à l’Occident et à l’Ukraine. Amenée malgré elle sur le « terrain glissant » de la prise de risques compétitifs décrit par Thomas Schelling, l’OTAN est-elle équipée pour répondre de manière crédible aux menaces russes d’escalade nucléaire ?

L’OTAN va accroître son soutien à l’Ukraine tout en renforçant la posture de dissuasion et de défense de l’Alliance. Réunion des ministres de la Défense des pays de l’OTAN du 13 octobre 2022. © OTAN
Le fait que la Russie n’ait jusqu’à présent mené aucune action militaire contre un pays membre de l’OTAN et qu’elle se soit en outre gardée de faire quoi que ce soit qui puisse donner lieu à une escalade et entraîner une réponse directe de l’OTAN permet de supposer que la posture nucléaire de l’OTAN au niveau du théâtre, qui repose sur le partage du nucléaire et la vectorisation de bombes à gravitation B61 par des avions à double capacité (DCA) en Europe, est suffisante pour le moment. Cependant, le comportement de la Russie justifie d’une certaine manière la décision prise en 2020 par les États-Unis de déployer la tête nucléaire de faible puissance W76-2 sur les missiles balistiques à lanceur sous-marin (SLBM) Trident D5 afin de compléter la panoplie actuelle des armes nucléaires tactiques de l’OTAN (leur survivabilité étant supérieure à celle des B61 à vecteurs DCA). En outre, la décision prise par le Royaume-Uni en 2021, dans le cadre de sa revue intégrée, d’augmenter ses stocks nucléaires de 40 pour cent pourrait aussi être considérée comme une réponse raisonnable. L’introduction de SLBM américains de faible puissance donne davantage de souplesse sur les plans technique et politique dans les calculs stratégiques, mais la posture nucléaire de l’Alliance repose sur trois centres de décision : Washington, Londres et Paris. D’autres Alliés sont associés, soit dans le cadre des arrangements pour le partage du nucléaire, sur lesquels repose l’emploi des DCA, soit dans le cadre du Groupe des plans nucléaires, ce qui ajoute une dimension d’unité politique et un élément de décentralisation stratégique, qui, pris ensemble, compliquent la tâche de la Russie s’agissant d’évaluer les actions et réactions possibles de l’OTAN et compromettent ses pronostics.
L’Ukraine, la maîtrise des armements et la non-prolifération
Enfin, il est intéressant de constater que la coercition nucléaire russe a aussi des effets directs sur deux autres domaines d’importance critique dans le domaine nucléaire : la maîtrise des armements et la non-prolifération. L’agression de l’Ukraine par la Russie sera-t-elle préjudiciable aux négociations sur la maîtrise des armements stratégiques dans les cinq prochaines années ? En outre, la coercition nucléaire exercée par la Russie et la franche détermination de Moscou à utiliser la force contre l’Ukraine ont-elles renforcé ou diminué la probabilité d’une prolifération nucléaire dans le futur, ou n’ont-elles eu aucun effet ?
Pour ce qui concerne la maîtrise des armements, la principale difficulté est liée aux négociations entre les États-Unis et la Russie sur le nouveau traité START, qui plafonne les forces nucléaires stratégiques des deux pays à des niveaux mutuellement agréés. La prolongation de ce nouveau traité START début 2021 n’a été approuvée que deux jours avant la date d’expiration, et s’il est certes souhaitable que les deux parties négocient un traité ultérieur, il faut qu’elles se fassent mutuellement confiance pour parvenir à un accord. L’agression de l’Ukraine par la Russie a fait voler cette confiance en éclats. Il est par conséquent possible que la guerre ait à ce point envenimé les relations entre les deux parties qu’un accord est désormais exclu, du moins dans l’avenir proche. En outre, la négociation d’un accord de maîtrise des armements alors que le conflit fait rage pourrait être à ce point mal perçue que des pressions politiques aux plans national et international (en particulier sur les États-Unis) pourraient exclure toute négociation.
Les relations entre les États-Unis et la Russie n’étaient de toute manière pas vraiment sereines lors les négociations qui ont débouché sur la dernière prolongation en date du nouveau traité START, mais cette prolongation a pourtant été obtenue. De la même manière, on pourrait faire valoir que compte tenu de la guerre qui fait rage en Ukraine et de l’instabilité dans laquelle elle a plongé l’ordre de sécurité européen, il ne serait pas opportun d’ajouter à cette instabilité en abandonnant la maîtrise des armements au niveau stratégique. En l’absence de plafonnement pour les armes stratégiques et leurs vecteurs, une course aux armements pourrait avoir lieu en Europe, dont les effets pour la stabilité stratégique seraient dommageables. Les principales questions sont de savoir si l’industrie technologique et de défense de la Russie est véritablement capable - compte tenu du régime actuel de sanctions - d’étoffer sensiblement l’arsenal nucléaire du pays, et dans quelle mesure la rareté des ressources peut impacter la conduite de la guerre en Ukraine.

Les États-Unis et la Russie devraient reprendre les pourparlers sur les inspections dans le cadre de la maîtrise des armements.
En photo, le porte-parole du département d’État, Ned Price, lors d’un exposé au département d’État, à Washington,
le 2 novembre 2022. © VOA News
La tragédie ukrainienne soulève aussi des questions quant à l’éventualité d'une prolifération nucléaire dans l’avenir. En 1993, John Mearsheimer avait tenu un discours aujourd'hui considéré comme visionnaire en affirmant que l’abandon, par l’Ukraine, des armes nucléaires dont elle a hérité de l’Union soviétique serait une erreur stratégique. Si l’Ukraine avait possédé des armes nucléaires en 2022, il est quasi certain que la Russie ne l’aurait pas envahie. Ainsi, d’autres États pourraient considérer l’agression russe comme un exemple : même si on peut avoir un sentiment de sécurité aujourd’hui - comme c’était le cas de l’Ukraine après la signature du mémorandum de Budapest en 1994 - cette sécurité ne peut être tenue pour acquise. Pourtant, il faut aussi reconnaître que l’argument de Mearsheimer comporte des failles. Il ne tient pas compte du fait que l’Ukraine ne disposait pas des infrastructures nécessaires pour la maintenance de ces armes, ni des codes et de l’expertise requise pour les utiliser. Seule la Russie avait les connaissances institutionnelles et humaines nécessaires pour assurer le bon fonctionnement de ces armes. En d’autres termes, la possession ne suffit pas, en soi, à assurer une dissuasion crédible.
Conclusions
La rhétorique et la coercition nucléaires de la Russie sont très déstabilisantes pour l’ordre de sécurité international. Elles constituent l’un des plus grands défis auxquels l’OTAN est confrontée depuis la Guerre froide. Cependant, la tentative de coercition de la Russie en Ukraine nous permet de tirer quelques conclusions préliminaires - même si d’autres recherches seront nécessaires pour étayer ces conclusions. Les armes nucléaires restent l’outil de dissuasion ultime. Même si peu en doutaient avant le début du conflit, il est bon de le répéter, surtout compte tenu du fait que l’OTAN est une alliance nucléaire. En revanche, les armes nucléaires semblent fonctionner moins bien lorsqu’il s’agit de contraindre. Les enseignements qui en découlent sont importants pour les crises futures possibles en Europe et ailleurs. Les pays de l’OTAN n’étaient pas tenus, politiquement ou diplomatiquement, d’aider l’Ukraine à se défendre, mais ils l’ont fait malgré la rhétorique nucléaire de la Russie. Au-delà de ces enseignements, de nombreuses interrogations subsistent en Ukraine et ailleurs. La coercition nucléaire russe aura-t-elle des répercussions sur la posture nucléaire de l’OTAN ? Sur le devenir de la maîtrise des armements ? Sur la non-prolifération ? D’autres pays tireront-ils les mêmes enseignements ? Seul l’avenir le dira.