Étudier les services russes de sécurité et de renseignement suppose inévitablement et naturellement de chercher en eux le reflet de leurs homologues occidentaux. Si la comparaison peut sembler valable de prime abord, les services russes se singularisent par le fait qu'en termes de missions, d'interactions et de mentalités, ils sont dans une logique de guerre.

Le Service du renseignement extérieur (SVR), en Russie, s'apparente à des organismes tels que l'Agence centrale du renseignement (CIA) aux États-Unis, le service du renseignement extérieur du Royaume-Uni (SIS, plus connu sous le sigle MI6), ou encore la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en France. Sa Direction principale du renseignement (GRU) est un organe de renseignement militaire extérieur, lui aussi similaire à ce qui existe dans la plupart des pays de l'OTAN. Le Service fédéral de sécurité (FSB), chargé quant à lui de la sécurité intérieure et de la contre-ingérence, est plus agressif que le Bureau fédéral de recherche (FBI) aux États Unis, le Bureau fédéral pour la protection de la Constitution (BfV) en Allemagne ou l'Agence de renseignement et de sécurité intérieure (AISI) en Italie, mais la comparaison peut, à l'extrême rigueur, avoir un sens.

Le président russe, Vladimir Poutine, qui a été officier du KGB sous l'Union soviétique puis directeur du FSB, voit dans les agents des services de sécurité certains de ses plus proches alliés et de ses instruments les plus efficaces. On le voit ici assis entre Mikhaïl Fradkov, directeur du SVR – à gauche –, et Alexandre Bortnikov, directeur du FSB – à droite –, à l'occasion de la journée des personnels des services de sécurité, à Moscou, le 19 décembre 2015. © REUTERS
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Le président russe, Vladimir Poutine, qui a été officier du KGB sous l'Union soviétique puis directeur du FSB, voit dans les agents des services de sécurité certains de ses plus proches alliés et de ses instruments les plus efficaces. On le voit ici assis entre Mikhaïl Fradkov, directeur du SVR – à gauche –, et Alexandre Bortnikov, directeur du FSB – à droite –, à l'occasion de la journée des personnels des services de sécurité, à Moscou, le 19 décembre 2015. © REUTERS

En réalité, pour mieux appréhender ces organismes, il est plus juste de les rapprocher de deux structures actives pendant la Seconde Guerre mondiale, à savoir la Direction des opérations spéciales au Royaume-Uni et le Bureau des services stratégiques aux États-Unis. En effet, les services de renseignement russes font bien plus que recueillir des informations à l'appui du processus décisionnel et montrent une tendance marquée à prendre des risques, vivement encouragée par le Kremlin.

Le système russe de renseignement

Les services russes de sécurité et de renseignement opèrent dans un contexte politique très différent de ceux des pays occidentaux, ce qui leur confère des particularités fondamentales. Il est clair que le président russe, Vladimir Poutine, qui a été officier du Comité d'État à la sécurité (KGB) sous l'Union soviétique puis directeur du FSB, voit dans les « tchékistes » (du nom de la Tchéka, la première police politique bolchévique) certains de ses plus proches alliés et de ses instruments les plus efficaces. Ainsi, en 2015, lors de la journée des personnels des services de sécurité, il a qualifié ces derniers de « personnes fortes et courageuses », de « véritables professionnels qui protègent avec fiabilité la souveraineté et l'intégrité nationale de la Russie et la vie de ses citoyens ».

Il en résulte que ces services sont à la fois choyés et rongés par les rivalités et par la corruption. Ils sont choyés parce que le budget et les pouvoirs qui leur sont attribués n'ont cessé de croître depuis que M. Poutine est aux commandes. Leur rang dans la hiérarchie politique a même été rehaussé : depuis courant 2014, sinon avant, il semble que les ambassadeurs et jusqu'au ministre des Affaires étrangères aient nettement perdu de leur capacité à bloquer les opérations de ces services (voire à en être informés à l'avance).

Revers de la médaille, leurs privilèges ne tiennent qu’au bon vouloir de M. Poutine, leur chef et protecteur suprême. Ils doivent donc le convaincre de leur utilité, sous peine de tomber en disgrâce comme la GRU, reniée des années durant suite aux échecs dont elle se serait rendue responsable pendant la guerre en Géorgie de 2008. Les différents services, dont les responsabilités se chevauchent (par exemple, même le FSB mène de plus en plus d'opérations extérieures), se livrent une concurrence féroce et sans merci pour tenter de s'éclipser les uns les autres. Il s'agit d'un système carnassier, voire cannibale, comme l'a appris à ses dépens la FAPSI, ancienne agence de renseignement électronique qui s'est fait « dévorer », essentiellement par la GRU et par le FSB.

Dès lors, il est rare que ces services coopèrent efficacement ; en revanche, ils prennent des risques et font preuve d'agressivité et d'imagination. Par ailleurs, comme nous le verrons, ils rivalisent pour dire au Kremlin ce qu'il veut entendre, ce qui est peut-être la conséquence la plus dangereuse de toutes.

Dans le même temps, la relative impunité et les larges pouvoirs dont jouissent les services de sécurité renforcent une corruption endémique, qui n'épargne pas les affaires opérationnelles : détournement de fonds destinés aux chefs de guerre du Donbass, mise sur écoute visant à aider une entreprise « amie » à remporter un contrat, etc..

Sur le pied de guerre...

L'opinion personnelle de leurs agents peut varier, mais au niveau institutionnel, les services de renseignement croient, comme M. Poutine, que la Russie est confrontée à une menace réelle émanant de l'Occident, d'une nature existentielle sur les plans politique et culturel plus que sur le plan géographique (quoique certains radicaux partagent l'avis de Nikolaï Patrouchev, secrétaire du Conseil de sécurité, selon lequel les États-Unis « préféreraient vraiment que la Russie n'existe pas du tout en tant que pays »).

Comme M. Poutine, les services de renseignement russes croient que leur pays est confronté à une menace réelle émanant de l'Occident. Malgré l'absence de preuves, ils voient la main de la CIA derrière les soulèvements contre les régimes autoritaires pro-russes, comme les manifestations du Maïdan en 2013-2014. © REUTERS
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Comme M. Poutine, les services de renseignement russes croient que leur pays est confronté à une menace réelle émanant de l'Occident. Malgré l'absence de preuves, ils voient la main de la CIA derrière les soulèvements contre les régimes autoritaires pro-russes, comme les manifestations du Maïdan en 2013-2014. © REUTERS

Malgré l'absence de preuves, les responsables voient la main de la CIA derrière les soulèvements contre les régimes autoritaires pro-russes, comme les manifestations du Maïdan en 2013-2014. Les jugements défavorables prononcés dans des tribunaux internationaux sont considérés comme truqués. Le désir de démocratie et d'état de droit véritables clairement exprimé par une partie de la population attesterait quant à lui d'une tentative de déstabilisation du régime par la « puissance douce » ; un ancien officier de sécurité russe m'a parlé de « changement de régime en sous-main ».

Dans ce contexte, les services de sécurité estiment qu'ils sont déjà en guerre, et mènent leurs activités en conséquence. Ils agissent en accord avec trois principes de base : primo, tout revers subi par l'Occident profite implicitement à la Russie ; secundo, leur rôle est concret – non contents de recueillir des informations, ils défendent des orientations politiques et prennent fréquemment des mesures actives ; tertio, mieux vaut saisir une occasion qu'éviter une erreur. Les services occidentaux du temps de paix ont, à juste titre, une aversion pour le risque, car ils connaissent bien les dangers – politiques ou autres – que des actions malavisées peuvent engendrer. Leurs homologues russes sont beaucoup plus aventureux, sachant que, pour un officier voulant faire carrière, il est plus dommageable d'avoir une réputation de frilosité que de susciter la réprobation de la communauté internationale.

Tous ces éléments expliquent pour partie la cadence et la visibilité inédites des mesures actives prises par les services de renseignement russes. Ces derniers se montrent particulièrement agressifs dans ce qu'ils estiment être leur sphère d’influence (correspondant pour l'essentiel aux anciennes républiques soviétiques, États baltes mis à part), qu'il s'agisse d'organiser des attentats terroristes en Ukraine, ou d'interférer dans le processus politique en République de Moldova. Ils sont aussi de plus en plus visibles en Occident. L'an dernier, par exemple, ils se sont immiscés dans les élections présidentielles américaines, ont inondé l'Europe de fausses informations de nature à diviser l'opinion, et ont selon toute vraisemblance participé à une tentative de coup d'état au Monténégro.

... mais une guerre politique

Si les services de renseignement de la Russie considèrent qu'ils sont en guerre, de quel type de guerre s'agit-il ? Il faut certes se tenir prêt à faire face à des dangers imprévus et à de nouveaux desseins, mais rien ne porte réellement à croire que M. Poutine nourrit des ambitions territoriales au-delà des pays dont il a déjà affirmé qu'ils faisaient partie de la sphère d’influence russe telle que décrite plus haut.

Cela dit, le président russe perçoit l'OTAN et l'Occident en général comme des menaces pour trois raisons. Tout d'abord, parce qu'ils s'opposent à la Russie lorsqu'elle cherche à ignorer ou à compromettre la souveraineté des États se trouvant dans cette zone d'influence ; l'Ukraine, la Géorgie et le Bélarus constituent aujourd'hui les principaux sujets de discorde. Ensuite, par leur attachement à la démocratie, à la transparence et à l'état de droit, ils mettent en question le modèle normatif russe. Enfin, ils s'emploieraient, selon lui, à saper l'autorité du régime à l'intérieur même du territoire russe.

Les services de sécurité et de renseignement de la Russie font bien plus que recueillir des informations à l'appui du processus décisionnel, et montrent une tendance marquée à prendre des risques, vivement encouragée par le Kremlin.
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Les services de sécurité et de renseignement de la Russie font bien plus que recueillir des informations à l'appui du processus décisionnel, et montrent une tendance marquée à prendre des risques, vivement encouragée par le Kremlin.

M. Poutine veut donc dissuader l'Occident d'agir, ou du moins le diviser, détourner son attention et le déconcerter de sorte qu'il n'ait plus la capacité ou la volonté de lui barrer la route. C'est la visée première des mesures actives prises par les services de renseignement russes contre les pays membres de l'OTAN.

Ces pratiques sont fréquemment décrites comme relevant de la « guerre hybride », mais il faut comprendre que deux approches parallèles coexistent dans la réflexion stratégique de la Russie. Il y a d'une part le modèle militaire, que l'on appelle souvent, à tort, « doctrine Guerassimov », du nom de l'actuel chef de l'état-major général, qui a signé, début 2013, un article dans un périodique spécialisé, le Voenno-promychlenny kourer, où il exposait les grandes lignes de la pensée russe contemporaine. (Ce modèle ne se fonde cependant pas sur une doctrine, mais sur des observations quant à l'évolution de la guerre, et il est apparu avant la publication de l'article du général Guerassimov.) Selon ce modèle, le recours à des moyens non cinétiques est essentiel pour préparer le terrain avant le déploiement de troupes, comme en Crimée et dans le Donbass.

Il y a, d'autre part, le modèle de « guerre politique », qui repose sur l'idée que l'emploi de ces instruments non cinétiques – subversion, corruption, désinformation, diversion – peut produire les résultats souhaités sans qu'il soit nécessaire de faire parler les armes. C'est le modèle que privilégient actuellement les responsables de la sécurité nationale russe, car il tient compte de la supériorité que possèdent à tout point de vue l'OTAN et l'Occident en général, mais aussi des vulnérabilités que présente cette constellation de démocraties face aux moyens qu'un régime autoritaire sans scrupules est à même d'employer.

Les services de renseignement russes sont en première ligne dans la guerre politique non cinétique engagée par Moscou contre l'Occident. Dès lors, rien de surprenant à ce que M. Poutine continue de les tenir en si haute estime. Pourtant, ils pourraient bien devenir son talon d'Achille, car si leur ingérence agressive en Occident n'est pas passée inaperçue et a provoqué un retour de bâton politique en Europe comme en Amérique du Nord, c'est surtout pour Moscou, à bien des égards, qu'ils représentent un risque. En raison de la concurrence qu'a encouragée M. Poutine et de son refus croissant, manifeste, de voir ses idées et ses préjugés mis en doute, les services de renseignement rivalisent aujourd'hui pour lui dire ce qu'il veut entendre. De ce fait, M. Poutine a déjà commis des erreurs graves et coûteuses, à commencer par l'intervention dans le Donbass, dont on lui avait assuré qu'elle se solderait par la capitulation rapide de Kiev. Et il est tout à fait envisageable qu'il fasse de nouvelles erreurs, aux conséquences encore plus lourdes. En effet, les services de renseignement doivent pouvoir communiquer aux responsables politiques leur meilleure évaluation de la réalité. Lorsque ce n'est plus le cas, ces derniers risquent de prendre des décisions hasardeuses, et c'est la sécurité de tous qui s'en trouve menacée.