La crise ukrainienne et les relations OTAN-Russie
La crise ukrainienne pourrait bien ouvrir un nouveau chapitre dans le domaine de la sécurité euro-atlantique. Elle a constitué une surprise pour plus d'un observateur, et de nombreux responsables et hommes politiques occidentaux ont parlé ouvertement d'un changement dans le paysage de la sécurité européenne, et estimé que cette crise crée de nouvelles réalités en matière de sécurité pour le vingt et unième siècle et exige, tout à la fois, une réaction significative de la part de l'OTAN.

7 mai 2012 - Vladimir Poutine prend officiellement ses fonctions de Président de la Fédération de Russie
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Dans le même temps, toutefois, la crise traduit la cristallisation d'un certain nombre de problèmes plus généraux et plus anciens dont la visibilité s'est progressivement accrue depuis quelque temps, et tout particulièrement le sentiment de plus en plus intense d'un désaccord stratégique entre la Russie et l'Occident. Nombreux sont ceux qui se sont focalisés sur les tensions croissantes entre l'Ouest et la Russie, perceptibles depuis le retour de Vladimir Poutine à la présidence en 2012, et sur le fait que ce retour n'a pas donné lieu à une "remise à zéro" des relations politiques américano-russes; en réalité, la détérioration de la relation – particulièrement en termes de sécurité européenne – est amorcée depuis un certain temps.
La crise actuelle met très clairement en lumière le fait que Moscou et l'Ouest appréhendent la sécurité européenne en termes conceptuels très différents. Alors que les capitales occidentales voient émerger une Europe "unie, libre et en paix", Moscou voit un continent encore fragmenté, toujours dominé par la mentalité des blocs (compte tenu de l'influence des États-Unis dans la sécurité européenne) et accablé par un conflit qui se poursuit.
Là où les capitales occidentales pensent que la politique de la "porte ouverte" et l'élargissement d'organisations comme l'OTAN et l'UE contribuent à généraliser la stabilité européenne, Moscou considère au contraire que l'expansion de ces organisations déstabilise la sécurité européenne. Là où les dirigeants occidentaux ont cherché à mettre l'accent sur le partenariat avec la Russie, en tentant notamment de développer un partenariat stratégique et en créant à son intention une large place à la table de la diplomatie, Moscou a le sentiment d'un isolement croissant, les mécanismes d'interaction ne parvenant pas à lui permettre de faire entendre sa voix.
Alors que le Secrétaire général, M. Rasmussen, pouvait déclarer en juin, par conséquent, qu'au cours des vingt dernières années – jusqu'à la crise en Ukraine – l'OTAN considérait la Russie comme un partenaire avec lequel la coopération était possible, ce point de vue est rejeté par les hauts responsables et les analystes russes, qui décrivent l'élargissement de l'OTAN et le projet de défense antimissile balistique comme des activités qui ne peuvent pas être celles d'un partenaire.
Cette différence de perception a été accentuée par le fait que, pour le plus clair des quinze dernières années, l'Ouest la Russie ont tiré des conclusions très différentes à propos des causes et des conséquences des grands épisodes ayant marqué l'ère postérieure à la guerre froide, comme les révolutions colorées en Géorgie et en Ukraine, les crises du gaz en 2006 et 2009, et la guerre russo-géorgienne, en 2008. La crise ukrainienne en est un exemple supplémentaire, puisque l'Ouest accuse la Russie d'agression contre l'Ukraine et d'annexion illégale de la Crimée. Moscou rejette ces accusations et affirme agir en réaction à une crise provoquée par les États-Unis et l'Union européenne, et pour protéger ses intérêts contre l'expansion de l'OTAN.
Dans le même temps, ces désaccords illustrent deux points importants.
Ils montrent, en premier lieu, que Moscou perçoit différemment l'indivisibilité de la sécurité: l'Europe lui apparaît sous deux formes – l'espace général de l'OSCE, au sein duquel les accords ne sont contraignants que du point de vue politique (et sont donc susceptibles de modifications ou de violations), et les espaces des "blocs" que constituent l'OTAN et l'UE, où les accords sont juridiquement contraignants. Ils révèlent aussi, en second lieu, la croyance de Moscou selon laquelle la structure actuelle de la sécurité euro-atlantique est non seulement incapable d'apporter une réponse efficace aux problèmes existants – comme la maîtrise des armements, et en particulier le traité sur les forces armées conventionnelles en Europe (FCE), et les conflits non résolus, comme celui de la Moldova/Transnistrie, mais qu'elle en crée de nouveaux.
En réaction, Moscou a de plus en plus cherché à lancer ses propres initiatives pour aborder ces problèmes. C'est ainsi que la Russie a proposé en 2003, dans le mémorandum Kozak, une solution confédérale au conflit de Transnistrie, et qu'elle a lancé, en 2008, ce que l'on appelle depuis les "propositions de Medvedev" en vue d'un nouveau débat sur la sécurité européenne et d'un nouveau traité. En fin de compte, le mémorandum Kozak a été rejeté et les propositions de Medvedev ont été intégrées au processus de Corfou de l'OSCE. Moscou a estimé que le rejet de ces deux propositions par l'Ouest ne tenait pas à leurs défauts, mais au fait qu'il s'agissait d'initiatives russes. Rasmussen a déclaré récemment que l'OTAN doit désormais s'adapter au fait que la Russie voit en elle une menace, mais il serait peut-être plus exact d'avancer l'opinion selon laquelle la Russie considère l'OTAN comme une menace potentielle depuis bien plus longtemps.
La crise ukrainienne constitue donc, à de nombreux égards, une confirmation supplémentaire de ces problèmes et différends de longue date. Et même si elle était résolue prochainement, de nombreux points de tension, conceptuels et concrets, sont toujours présents. On note en effet une accélération due à la réaction des deux parties à la crise actuelle, qui a mis en évidence le manque de confiance réciproque entre l'Ouest et la Russie – chacun, d'une part, accusant l'autre de ne pas tenir ses engagements et d'apporter un soutien politique et matériel aux deux camps qui s'opposent dans le conflit en Ukraine même, et chacun appelant, dans le même temps, l'autre à cesser cet appui et à intervenir en faveur d'une solution.

Le président de l'Ukraine, M. Petro Porochenko, s'entretient avec des habitants de la ville de Sviatogorsk, le 20 juin 2014
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La crise elle-même ne donne naturellement aucun signe d'atténuation. Malgré le plan de paix en 15 points proposé par le président Porochenko, une nouvelle détérioration de la situation demeure tout à fait possible. Au mois de juin, de hauts responsables de l'OTAN signalaient une nouvelle concentration de forces armées russes à la frontière avec l'Ukraine, la qualifiant de "regrettable pas en arrière". Les dirigeants russes n'ont semble-t-il pas renoncé à l'hypothèse d'une nouvelle intervention en Ukraine, ce qui entraînerait une aggravation des sanctions occidentales contre la Russie. De son côté, par ailleurs, Moscou a démenti tout renforcement, expliquant qu'il s'agissait d'une rotation des forces, et a condamné dans le même temps l'usage systématique dans les zones bâties d'armes lourdes dans la campagne des forces ukrainiennes contre les séparatistes, provoquant de nombreuses pertes civiles et une forte augmentation du nombre de réfugiés.
S'il est impossible d'exclure une détérioration de la crise immédiate à l'intérieur même de l'Ukraine, avec toutes les ramifications potentielles d'une guerre civile en Europe, l'intensification de la tendance générale à un désaccord plus systémique est déjà évidente. Divers aspects sécuritaires de la crise – comme l'infiltration de la Crimée et les manœuvres et la concentration de troupes russes à la frontière ukrainienne – ont perturbé les membres est européens de l'Alliance et suscité, à l'Ouest, un débat quant à la solidité de l'engagement de défendre ses membres, inscrit dans l'Article 5 du Traité de l'Atlantique Nord. Cela s'est traduit à la fois par des mesures visant à renforcer les garanties et par la préparation d'un Plan d'action "Réactivité". Ce plan prévoit le renforcement des capacités en matière de renseignement et de sensibilisation, l'augmentation du nombre de manœuvres de haute intensité, le prépositionnement vers l'est de matériels et de réapprovisionnements, et l'amélioration de la capacité de la Force de réaction rapide de l'OTAN. En outre, le président Obama a proposé un programme d'un milliard de dollars pour le renforcement de la sécurité européenne.
Les préoccupations immédiates concernant l'architecture euro-atlantique sont justifiées – Moscou a depuis longtemps affirmé son opposition à l'OTAN et à son élargissement, et même son désir de tenter, si l'occasion s'en présente, de faire reculer l'influence de l'OTAN. Dans le même temps, ces mesures de garantie ne concernent que certains aspects militaires plus conventionnels dont l'Alliance devrait avoir entrepris l'examen, comme la capacité des forces armées russes, telle qu'elle ressort de leurs manœuvres. Ces mesures pourraient toutefois être moins efficaces face à d'autres types potentiels de menaces mis en évidence par la crise actuelle, et il serait par conséquent judicieux de compléter ces mesures par un effort de réformes complètes du secteur de la sécurité dans les nouveaux États membres.
Il convient aussi de réfléchir à ce que pourraient être les réactions de Moscou à de telles démarches – étant donné surtout que le renforcement des "garanties" justifiera, à ses yeux, les préoccupations déjà exprimées à propos de l'implantation d'infrastructures de l'OTAN à proximité des frontières de la Russie. En fait, certains Russes ont déjà dit craindre que l'OTAN n'utilise la crise ukrainienne comme motif pour repenser les termes de l'Acte fondateur OTAN-Russie, et même pour changer l'équilibre des pouvoirs dans l'ensemble de l'Europe par le biais de l'adhésion putative de la Suède et de la Finlande, et pour renforcer sa présence dans la région de la mer Noire.
Moscou pourrait, premièrement, s'efforcer de nouveau de remettre sur le tapis ses propositions pour la résolution du conflit en Transnistrie, et tenter dans le même temps de mobiliser d'autres appuis pour une refonte de l'architecture européenne de sécurité. La Russie pourrait aussi, deuxièmement, réagir en exerçant des pressions sur les arrangements existants dans le domaine de la maîtrise des armements, peut-être en renforçant sa présence militaire à Kaliningrad et en Crimée, ou en suspendant sa participation aux accords de maîtrise des armements (voire en s'en retirant intégralement). Enfin, il semble probable que Moscou continuera à conduire des manœuvres improvisées – ainsi qu'un grand exercice stratégique, Vostok 2014, prévu pour septembre de cette année. Tout cela induira vraisemblablement un cycle, se renforçant de lui-même, de désaccord croissant.
La question de la Russie devrait, par conséquent, devenir sérieusement prioritaire pour l'Alliance. Au-delà des questions de garanties bien adaptées, deux points méritent donc d'être soulignés. Le premier est qu'il est important, pour les responsables des politiques, d'être bien conscients des différentes interprétations de l'histoire postérieure à la guerre froide – y compris des détails des initiatives russes comme le mémorandum Kozak et les propositions de Medvedev relatives au traité sur la sécurité. Le second est qu'il est temps de procéder à une profonde réévaluation de la Russie elle-même. Cet exercice s'est avéré difficile par le passé, étant donné que les États occidentaux n'entretiennent pas tous les mêmes relations avec la Russie – de sorte que certains points de vue occidentaux sur la Russie sont parfois dépassés. Pour l'OTAN, ce point est particulièrement important: entreprises depuis 2008, les réformes de l'appareil militaire russe, par exemple, ont eu de toute évidence des effets. Quels sont les points forts et les points faibles des forces armées russes? Quels enseignements l'OTAN peut-elle tirer des signaux en provenance de Moscou? Comment peut-on, à l'avenir, éviter des surprises?
La Russie n'est pas l'URSS, pas plus que la tension actuelle n'est une "nouvelle guerre froide". L'importante tension qui marque la relation ne va pas simplement s'atténuer – et elle pourrait même ressurgir si les aspects plus généraux ne sont pas pris en compte – mais ceux qui voient la Russie dans l'optique de la guerre froide devraient se souvenir que si l'on regarde en arrière pour préparer la guerre précédente, on se trouve généralement en position d'infériorité à mesure que l'avenir se précise. Une réflexion originale sur la Russie et sur son évolution au vingt et unième siècle, sur les points de désaccords et sur la manière dont on pourrait y faire face, constitue une nécessité inéluctable. Bien que la Russie ne devrait pas être le seul point à l'ordre du jour du sommet de l'OTAN, en septembre, cette réunion offre une bonne occasion de repenser la position de l'Alliance.