Nelofer Pazira a vu les multiples visages de l'Afghanistan. Et même si des progrès ont été réalisés, elle estime que le pays n’est pas encore sorti de son cycle de souffrance. Elle livre ici ses expériences et ses impressions à propos de l’Afghanistan, où elle a vécu dans la turbulence des années 1980, et où elle revient en visite aujourd'hui.
En juillet 2002, je suis retournée à Kaboul pour la première fois après 13 ans. J'y avais grandi pendant la guerre des années 1980 et j’avais quitté le pays adolescente, avec ma famille, alors que le régime soutenu de facto par les Soviétiques était encore au pouvoir.
À mon retour, tout juste sept mois après la chute du régime des talibans, j’ai à peine reconnu les rues de ma ville natale. Une atmosphère sombre, comme les lourds nuages de poussière aveuglants qui tourbillonnaient, enveloppait tout. Bâtiments et murs en ruines, maisons détruites, amas d'ordures et de débris, hommes armés postés sur des pick up - tel était le nouveau visage que ma ville offrait. Omniprésentes aussi, la pauvreté, la misère - un environnement où erraient des âmes en peine en quête de survie.
Un après-midi, je marchais le long d'une route quand une femme en burka bleue usée s'est approchée de moi. «Je suis bonne couturière», me dit-elle, «si vous travaillez pour un organisme d'aide, s'il vous plaît donnez-moi du travail. » Elle avait perdu son mari à la guerre et s’occupait d'une grande famille, dont ses sept enfants et ses beaux-parents. Bientôt, je fus entourée d’une nuée de femmes, qui avaient toutes des histoires et des demandes similaires.
«Vous les djihadistes! Vous avez pris nos fils et tué nos maris, et maintenant vous voulez que le reste de nos familles meure de faim. Allez-vous en ... »
Un homme juché sur un vieux vélo nous a dépassées, puis a fait demi-tour et a commencé à m’invectiver. «Qu'est-ce vous faites ici à rassembler des femmes autour de vous, » a-t-il crié. «Nous avons mené le djihad pour protéger la dignité de nos femmes, et maintenant vous pensez pouvoir les acheter avec l’argent de votre aide. » Son visage maigre et étroit, les yeux enfoncés, faisait penser à une image de camp de concentration.
Les femmes regroupées autour de moi le chassèrent. «Vous les djihadistes! Vous avez pris nos fils et tué nos maris, et maintenant vous voulez que le reste de nos familles meure de faim. Allez-vous en ... » Réalisant son impuissance devant la vague de burkas bleues, il est parti dans un cliquetis de chaîne rouillée.
Telle était la situation des femmes à l’époque où Kaboul était appelée la capitale des veuves ; des milliers de femmes démunies en appelaient à la pitié de quiconque pourrait leur offrir une chance de vivre.
Depuis, je retourne souvent à Kaboul, et je voyage dans tout le pays. Mais, encore une fois, je ne reconnais pas ma ville natale. Des bâtiments de verre d’un bleu et d’un vert brillants, une réplique grotesque de la Tour Eiffel sur l'une des places de la ville, des centres commerciaux, des restaurants et des hôtels adaptés aux goûts et aux besoins des étrangers ont remplacé le vieux Kaboul.
Il y a plus de voitures que les rues mal construites n’en peuvent contenir, et je me retrouve maintenant dans d’interminables embouteillages. Une économie de marché, avec son rythme effréné et ses intrusions brutales, a érodé les modes de vie traditionnels, défigurant la vieille ville.
Mais elle a aussi créé des emplois et des opportunités, et a réduit la pauvreté et les privations - la plupart des gens ont un meilleur niveau de vie et ont accès à l'éducation. Elle a, par ailleurs, permis à une certaine catégorie de personnes - qui ont les bonnes connexions et savent tirer parti d'une situation chaotique – de faire de l'argent, beaucoup d'argent.
C’est ainsi que l’on a vu émerger une nouvelle classe, qui possède des voitures blindées et s’entoure de gardes de sécurité privés. Quand ces personnes se déplacent entre leur domicile et leur bureau, le reste de la population est obligé d’attendre que les routes, bloquées pour laisser passer leurs convois de véhicules, soient rouvertes à la circulation.
Dans le même temps, les femmes qui, il y a dix ans, étaient à la recherche de travail ou mendiaient dans les rues, ont maintenant l’opportunité d'avoir une vie différente. Les femmes sont devenues une force considérable, socialement et politiquement. Elles sont actives, organisées et déterminées à faire partie de l'Afghanistan d'aujourd'hui.
Les filles sont plus nombreuses à fréquenter l'école que jamais dans le passé. Les femmes rejoignent la population active et la politique en plus grand nombre. Les deux groupes qui ont été les véritables bénéficiaires de ces dix dernières années de changement sont les femmes et la jeune génération d'Afghans. Ces derniers grandissent en ayant accès à Internet, aux téléphones portables et aux nouvelles technologies qui leur ont permis de se connecter avec le monde extérieur. Leurs aspirations et leurs espoirs sont semblables à ceux que l’on retrouve partout dans le monde: le rêve d'avoir une bonne vie.
Le nombre et le statut des médias afghans se sont considérablement développés au cours des dix dernières années. Parfois, la profondeur et la qualité de leur couverture de l’information surpassent bien des portraits de l’Afghanistan dressés par les médias occidentaux.
Mais en Afghanistan, rien n'est aussi simple qu'il n'y paraît.
La corruption est devenue un problème endémique, perpétué par ceux-là mêmes qui sont censés être les agents du changement dans le pays
Certaines femmes qui sont entrées en politique sont utilisées comme pions par des hommes puissants, des seigneurs de guerre et des hommes d'affaires fortunés, qui ont compris qu’utiliser les femmes comme couverture leur confère une nouvelle sphère d'influence, et leur permet d'étendre leur contrôle des richesses et des ressources. Des seigneurs de guerre et des politiciens fortunés possèdent un certain nombre de stations de radio et de télévision, et peuvent ainsi poursuivre leur guerre dans un nouveau domaine. Chaque occasion de progrès et de changement devient pour ces mêmes hommes une opportunité de s’enrichir encore plus et d’accroître leur pouvoir.
La corruption est devenue un problème endémique, perpétué par ceux-là mêmes qui sont censés être les agents du changement dans le pays. Et il y a aussi ceux qui luttent pour maintenir leur indépendance et continuent à se battre envers et contre tout.
Les dix dernières années ont permis à la plupart des Afghans qui avaient fui le pays dans des circonstances difficiles et parfois dangereuses de rentrer chez eux. Certains sont revenus pour reprendre leurs terres et leurs maisons à ceux, quels qu’ils soient, qui les revendiquent aujourd’hui. Souvent ils vendent ou louent leurs propriétés à des prix plus élevés, essentiellement à des étrangers - les seuls à pouvoir se le permettre.
Plus de la moitié de la population afghane a moins de 30 ans. Si l’on donne à ces jeunes le choix entre un fusil et un appareil photo, je me plais à penser qu'ils choisiront le dernier
D’autres ont créé des sociétés, boutiques et restaurants, ou hôtels et entreprises de construction. Certains Afghans sont également revenus en tant que traducteurs, officiers de renseignement et conseillers auprès des forces de l’OTAN. Il y en a qui font partie de la nouvelle classe au pouvoir, dont des ministres actuellement en poste. Il existe un ressentiment latent envers ceux qui sont revenus au pays et qui occupent des fonctions ou des emplois lucratifs et gagnent plus que les gens qui sont restés au pays pendant les années de guerre. Cela a créé une fêlure de plus dans une société déjà trop fragile pour être égalitaire et démocratique.
L’insécurité a des conséquences désastreuses dans tout le pays. Des hommes d’affaires sont enlevés au hasard par des gangs qui exigent des rançons. En l’absence d’une police efficace, les trafiquants de drogue et la mafia locale opèrent librement.
Ils sont considérés comme une menace plus importante que les talibans pour la sécurité et le bien-être de la population.
Dans cette situation tendue, qu’adviendra-t-il lors de l’échéance de 2014 fixée pour le retrait des forces des États-Unis et de l’OTAN ? La majorité des Afghans ont le sentiment que l’armée américaine ne partira jamais. Une Loya Jirga (grande assemblée traditionnelle) doit se tenir à Kaboul en novembre pour examiner si les États-Unis pourront disposer de bases permanentes en Afghanistan ? D’aucuns font valoir que les Américains veulent avoir de telles bases dans le pays comme avant-poste stratégique à proximité de la Russie, de la Chine et de l’Iran. Cela amène les Afghans à se demander si la valeur réelle de l’Afghanistan pour le monde extérieur tient uniquement à son emplacement stratégique.
Les dernières dissensions ont éclaté au sein même du gouvernement afghan et concernent le projet du président Karzaï de «réconciliation avec les talibans». Cette initiative a donné lieu à toute une série d'explosions et d’assassinats. Les organisations féminines et certains membres du propre cabinet d’Hamid Karzaï s’y sont opposés dès le début. Récemment, ces dissensions ont conduit à la mort de l'ancien président Burhanuddin Rabani.
Même avec la présence des forces armées et des organismes internationaux, le gouvernement et la police d’Afghanistan ne parviennent pas à assurer le maintien de l'ordre. Comment voulez-vous qu'ils y arrivent sans eux?
Ainsi, avec un gouvernement délégitimé, une corruption profondément ancrée dans toutes les institutions, y compris l’armée et la police, et les frustrations engendrées par le manque de sécurité, la plupart des Afghans n’attendent pas grand-chose. « Même avec la présence des forces armées et des organismes internationaux, le gouvernement et la police d’Afghanistan ne parviennent pas à assurer le maintien de l'ordre. Comment voulez-vous qu'ils y arrivent sans eux? » dit un jeune producteur qui travaille pour Noreen Television Network.
Les membres des professions libérales cherchent déjà à quitter le pays. Le nombre d’Afghans qui tentent de s’installer à l’étranger s’est accru ces deux dernières années.
La semaine dernière, j’ai reçu un courriel d’un brillant ingénieur en haute technologie qui était rentré d’Iran il y a dix ans dans l’espoir de vivre « une vie normale ». Son épouse, tout aussi brillante, travaillait pour l’un des réseaux de médias afghans. « Nous avons pu quitter le pays, mais nos enfants sont toujours à Kaboul », écrivait-il. « Nous avons considéré qu’il nous était absolument impossible de vivre en Afghanistan, et maintenant nous espérons trouver du travail à l’extérieur pour aider nos enfants à partir aussi. Connaissez-vous quelqu’un qui pourrait nous aider à trouver du travail en Grèce en attendant que nous puissions partir vers un autre pays ? »
À la télévision ou au cinéma, cela pourrait être un sketch des Monty Pythons : un Afghan qui cherche du travail en Grèce ! Mais dans le monde réel, c’est simplement une histoire afghane ordinaire.
Il y a eu beaucoup de changements ces dix dernières années, pourtant il arrive que l’on se demande si, au fond, les choses sont vraiment différentes. De mon point de vue, les échecs de ces dix années éclipsent tous les progrès réalisés.
Plus de la moitié de la population afghane a moins de 30 ans. Si l’on donne à ces jeunes le choix entre un fusil et un appareil photo, je me plais à penser qu'ils choisiront le dernier. Mais je suis une incurable optimiste.