Discours
du Secrétaire général de l'OTAN, Lord Robertson,<br />à la Conférence CeSPI/IAI sur les relations Est-Ouest sur le thème "L'Europe du Sud-Est - Perspectives en matière de stabilité et de sécurité"
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Monsieur le Premier ministre,
Monsieur le Président,
Vos Excellences,
Mesdames et Messieurs,
D'abord, je vous remercie pour cette aimable invitation à prendre la parole ici aujourd'hui.
Comme vous l'imaginez, je passe une bonne partie de mes journées à m'occuper de questions relatives à l'Europe du Sud-Est, et je pense que cette conférence a traité beaucoup des aspects les plus importants. Pendant la journée, vous avez abordé, sous divers angles, beaucoup des questions relatives aux dimensions économique et politique de l'Europe du Sud-Est. Permettez-moi donc de vous présenter quelques réflexions générales sur la dimension sécurité.
Au début des années 80, un chercheur éminent sur les questions touchant la paix dans le monde a publié une évaluation sur les Etats d'Europe les plus sûrs. Le premier du classement était, je pense que cela ne surprendra personne, la Suisse.
Par contre, son choix pour les deuxième et troisième places semblait plutôt bizarre : c'était la Yougoslavie et l'Albanie. Mais il y avait à cela une logique particulière. Selon cet analyste, les alliances militaires, c'est-à-dire l'OTAN et le Pacte de Varsovie, étaient manifestement les lieux les plus dangereux car il était presque certain qu'elles entreraient en guerre l'une contre l'autre. Par conséquent, les pays les plus éloignés de ces "blocs" étaient les mieux placés.
Aujourd'hui, l'ex-Yougoslavie s'est désintégrée dans une série de guerres qui sont les plus sanglantes que ce continent ait connues en un demi-siècle. Une coalition conduite par l'OTAN recolle les morceaux en créant un cadre pour la stabilité et la réconciliation à long terme. L'Albanie, qui a de justesse évité l'effondrement interne il y a à peine quelques années, souhaite vivement adhérer à l'Alliance. La Suisse elle-même - championne de la sécurité européenne - coopère à présent activement avec l'OTAN dans le cadre de l'initiative du Partenariat pour la paix.
Je ne raconte pas cette histoire pour me moquer des milieux universitaires. Il est évident que chacun fait sa part de fausses prédictions. Ce qui frappe surtout dans cette analyse - et qui la rend si tragique - c'est qu'elle néglige totalement les facteurs internes. Si notre analyste y avait prêté attention, il se serait probablement rendu compte de la fragilité de l'Etat yougoslave. Manifestement, le pays ne risquait pas d'agression externe. Mais il n'était pas "sûr". Car il était au bord de la guerre avec lui-même. Un regard plus attentif sur l'Albanie d'Enver Hodja aurait donné les mêmes résultats; ce pays ne risquait pas une agression militaire extérieure mais il est clair qu'il n'était pas stable.
La seule consolation que puisse avoir notre malheureux analyste est que toute la communauté occidentale partageait, dans une certaine mesure, ses erreurs. Admettons le : pendant des décennies, notre réflexion en matière de sécurité s'est articulée presque exclusivement autour de l'OTAN et du Pacte de Varsovie. Et lorsque celui-ci s'est déclaré en faillite, notre regard est resté tourné dans cette direction et nous nous sommes attaqués au défi qui consistait à rapprocher les nouvelles démocraties d'Europe centrale et orientale des institutions euro-atlantiques.
Du fait de ces priorités, nous n'avons pas vu, dans toute son ampleur, la dislocation de la Yougoslavie. Certes, au début des années 90, la communauté internationale s'est engagée dans les Balkans, mais c'était un engagement limité. Nous avons surtout cherché à apporter une aide pour atténuer la crise humanitaire. Mais, ce faisant, nous négligions les autres problèmes fondamentaux. Nous avons simplement omis de nous concentrer sur les problèmes fondamentaux de la sécurité de l'Europe du Sud-Est et nous n'avons pas appréhendé celle-ci en tant que région, dans sa totalité. Nous nous attaquions aux symptômes et non aux problèmes fondamentaux.
Les résultats sont bien connus. Pendant des années, notre engagement s'est traduit par une série de demi-mesures et non par une stratégie globale. Au lieu d'opter pour un engagement complet et continu dans sa politique vis-à-vis des Balkans, l'Ouest a vacillé, pendant la plus grande partie des années 90, d'une crise à l'autre; ce fut une politique au coup par coup, trop absorbée par les crises immédiates pour appréhender l'ensemble de la situation ou pour définir des objectifs à long terme.
Cette époque est enfin révolue. La réflexion en matière de sécurité est en train de changer. La notion que nous puissions ignorer les conflits régionaux pour autant qu'ils n'ont aucun rapport avec notre propre sécurité a vécu. La leçon la plus évidente que nous ayons tirée des conflits des Balkans est que, à l'époque de la mondialisation et d'une interdépendance sans cesse croissante, tous nos pays sont concernés par ce qui se passe ailleurs. Un conflit régional dont on perd le contrôle, une crise due à des réfugiés qui s'étend à toute une région et la déstabilise, ou une baisse de l'activité économique qui conduit à des crises politiques majeures, tout cela peut affecter et affecte en vérité notre sécurité de plusieurs façons, même sans que notre intégrité territoriale soit le moins du monde menacée. Les catastrophes écologiques, comme nous le savons, ne connaissent pas non plus les frontières. En bref, dans ce monde de l'après-guerre froide, la sécurité n'est plus une sorte de jeu où ce que l'un gagne est perdu par l'autre. Si un pays est plus sûr, tous les autres y gagnent. Si une région souffre, l'insécurité qui en résulte n'épargne aucun d'entre nous.
Nous avons appris ces leçons, et nous les avons appliquées. Aujourd'hui, nous savons que la recherche de la sécurité doit avoir un but plus large que par le passé. Nous ne pouvons nous contenter de bâtir des murs pour que les problèmes restent dehors, les murs ne sont d'aucun effet. Nous ne pouvons nous contenter d'ignorer les problèmes jusqu'à ce qu'ils disparaissent, ils ne disparaissent pas, la Bosnie en est une démonstration tragique. Il nous faut donc une nouvelle approche. Au lieu de nous borner à nous protéger de l'instabilité, nous devons activement créer les conditions de la stabilité. Nous devons rester engagés et concentrés sur notre objectif à long terme ? construire une paix durable dans une région qui a trop souffert de son absence.
L'engagement de l'OTAN en Bosnie a été la première manifestation évidente de ce changement de pensée. Les frappes aériennes de l'OTAN ont contribué à mettre fin à la guerre elle-même, en appuyant la diplomatie par une pression militaire mesurée. Mais cela n'était pas la fin de l'engagement de l'OTAN - car, en grandissant, l'Alliance a compris qu'il ne pouvait y avoir de paix durable sans un engagement patient. C'est pourquoi, après la signature d'un accord de paix, l'Alliance s'est également chargée d'une responsabilité majeure pour le mettre en application, et cela comprend, bien entendu, l'Italie, qui maintient en Bosnie une force importante et robuste qui y joue un rôle clé dans le maintien et la construction de la paix. Nous sommes encore loin d'une paix véritablement auto-entretenue en Bosnie, mais nous avons créé les conditions pour que la population oeuvre à la reconstruction et à la réconciliation - si elle-même et ses dirigeants politiques veulent réellement s'engager sur cette voie.
Mais l'OTAN et ses Partenaires ont fait plus encore : en rassemblant toutes les grandes puissances, y compris la Russie, derrière une stratégie politique commune, et même dans une opération militaire commune, l'OTAN a aussi rompu le cercle vicieux qui voulait que les grandes puissances prennent le parti des Etats qui étaient leurs clients traditionnels dans les Balkans. En prenant l'engagement de reconstruire la Bosnie?Herzégovine en tant qu'Etat multiethnique viable, et en soutenant l'activité d'autres organisations qui cherchent à atteindre cet objectif, l'OTAN a montré de façon convaincante à l'ensemble de la communauté euro-atlantique que l'engagement vaut mieux que l'indifférence. Au 19e siècle, Bismarck a pu dire que les Balkans "ne valent pas les bons os d'un seul grenadier poméranien". L'OTAN a montré que cette notion n'avait plus cours. L'engagement peut influer, pour le mieux, sur la dynamique de la sécurité européenne.
La campagne de l'OTAN au Kosovo l'an passé répondait à la même logique : l'engagement, pas l'indifférence. Ce n'était pas une campagne menée aux seules fins de l'OTAN, comme le prétendent maintenant certains révisionnistes. L'enjeu dépassait la seule crédibilité de l'OTAN. Il s'agissait de la sécurité de la région. En vérité, il vaut la peine de prendre le temps d'envisager les conséquences qu'aurait eues l'inaction face à Milosevic et ses sbires. Nous aurions compromis la sécurité de l'Europe du Sud-Est pour des années, voire des décennies. Un million de réfugiés auraient été laissés pour compte dans les pays voisins; le conflit aurait couvé et se serait probablement étendu; toute la région aurait souffert économiquement et politiquement.
C'est pourquoi ce conflit était vraiment important, pour nos intérêts comme pour nos valeurs. Le Kosovo est peu étendu mais il se trouve en un point très stratégique - entre l'Europe, l'Asie et le Moyen-Orient. Juste au sud du Kosovo, il y a deux alliés de l'OTAN, la Grèce et la Turquie et, au nord, les nouveaux membres de l'OTAN en Europe centrale. Et tout autour du Kosovo, il y a de petits pays qui sont aux prises avec la transition vers la démocratie et l'économie de marché. Le Kosovo est une petite entité territoriale - mais cette crise avait une incidence majeure sur nos intérêts à long terme dans le domaine de la sécurité.
Elle avait aussi une incidence réelle sur nos valeurs. Si nous n'avions pas réagi devant ce nettoyage ethnique, nous aurions fatalement sapé la communauté euro?atlantique que nous essayons de construire en ce début de 21e siècle. Après toutes ces décennies d'efforts pour la tolérance ethnique dans nos propres pays, comment pouvions?nous rester à l'écart et permettre qu'un million de gens soient terrorisés et expulsés de leur pays par trains, au seul motif de leur ethnie ?
En fin de compte, la signification du Kosovo dépassait les Balkans eux-mêmes. Il est devenu la question de savoir quelle direction allait prendre l'Europe dans son ensemble : serait-ce une Europe qui défend ses valeurs ou une Europe qui ferme les yeux devant l'intolérance ethnique et la xénophobie ?
Nous avons répondu. Cette réponse a été claire. Et, à présent, la violence organisée, la violence d'Etat a cessé, plus d'un million de réfugiés sont retournés au Kosovo, et d'autres les suivent. C'est déjà une grande victoire. Et il va sans dire que le mérite en revient pour beaucoup à l'Italie. Votre pays a joué un rôle absolument essentiel dans le succès de cette opération. De l'utilisation de vos bases aériennes à vos troupes qui font à présent partie de la KFOR - je tiens à rappeler que l'Italie est aujourd'hui le principal fournisseur de troupes de la KFOR - et au rôle de police que jouent les carabiniers dans la région, l'Italie est un membre clé de cette Alliance depuis le début de la crise. Laissez-moi vous dire simplement - félicitations. A beaucoup d'égards, ce succès est votre succès.
C'est aussi une victoire pour toute l'Europe du Sud-Est - car, pour la première fois, toute la région a fait preuve d'une détermination commune vers un but commun que beaucoup ne croyaient pas possible il y a seulement quelques années. Quelques observateurs se servaient de la crise du Kosovo pour resservir les vieux mythes de la condamnation des Balkans à l'instabilité permanente. Mais les pays de la région ont donné un message tout différent. En soutenant les opérations de l'OTAN, ils ont dit très clairement : nous voulons faire partie du grand courant européen. Et ils ont fait plus que de beaux discours - ils ont montré leur détermination en apportant un appui actif à l'Alliance, souvent en prenant des risques, à l'un des moments les plus cruciaux de l'histoire de celle-ci. Je dirai sans ambages que, par leurs actions, tout au long de la crise du Kosovo, les pays de la région ont montré qu'ils sont déterminés à s'intégrer au grand courant européen.
Avec les pays de la région, notre ambition est d'aborder les problèmes de l'Europe du Sud-Est dans leur globalité. A cette fin, nous devons faire participer toutes les grandes institutions comme tous les pays de la région. Il va sans dire que l'aide économique sera primordiale. D'où l'importance cruciale de l'initiative de l'Union européenne de créer un Pacte de stabilité, dont vous avez déjà beaucoup entendu parler aujourd'hui. Mais le Pacte de stabilité a aussi une dimension sécuritaire, tout simplement parce que la sécurité et l'économie sont liées. Cette logique était manifeste dans les projets jumeaux du Plan Marshall et de l'OTAN qui ont aidé l'Europe occidentale, à la fin des années 40, à se relever après un conflit dévastateur et à devenir une région tout à fait sûre et prospère.
Cette même logique s'est avérée d'une importance cruciale dans les années qui ont suivi la fin de la guerre froide, lorsque les accords d'association de l'UE et les activités de partenariat de l'OTAN ont jeté les premières passerelles qui ont permis de surmonter les divisions de l'Europe. Il en résulte que les pays d'Europe centrale et orientale sont maintenant bien engagés sur la voie de cette stabilité et de cette prospérité que l'Europe occidentale considère comme acquises.
Nous participons actuellement à une nouvelle phase de formation dans l'évolution de l'Europe - la transformation des "Balkans" en Europe du Sud-Est. Et, là encore, le lien étroit entre la sécurité et l'économie est essentiel.
C'est pourquoi l'Alliance a mis au point divers moyens de soutenir le Pacte de stabilité, et ce dans un domaine où l'OTAN a un avantage relatif - la sécurité militaire. Admettons le - dans les Balkans, la sécurité est un problème qui s'impose comme une dure réalité et l'OTAN dispose de divers moyens pour contribuer à la construire. Par exemple, l'OTAN a créé avec les pays voisins de la Yougoslavie un forum consultatif sur les questions de sécurité. Sur la base des mécanismes actuels du Partenariat pour la paix et du Conseil de partenariat euro?atlantique nous essayons aussi de concrétiser notre promesse d'assistance.
Nous mettons en place des programmes OTAN ciblés de coopération en matière de sécurité à l'intention des pays de la région. Nous allons mettre davantage l'accent sur l'aspect régional de nos activités et exercices du Partenariat pour la paix (PPP). Grâce à notre Plan d'action pour l'adhésion, nous allons aider les pays d'Europe du Sud-Est candidats à l'adhésion à se préparer à adhérer à l'OTAN. Et nous gardons comme objectif à long terme la participation au CPEA et au PPP pour la Croatie, la Bosnie-Herzégovine et, à terme, une Yougoslavie démocratique.
Mesdames et Messieurs,
Pendant les 40 années de guerre froide, la communauté atlantique a créé une Europe occidentale stable et prospère. Dans la décennie qui a suivi, cette communauté s'est ouverte et élargie à l'Europe centrale et orientale. Cette décennie, la première du nouveau siècle, devrait être celle de notre élargissement à l'Europe du Sud-Est. Bien sûr, c'est un projet difficile, coûteux et de longue haleine. Mais l'exemple de la Slovénie, de l'ex-République yougoslave de Macédoine et, plus récemment, de la Croatie, qui ont réussi à rompre avec leur passé et à se préparer pour l'avenir, nous montre que nous sommes sur la bonne voie.
Par un engagement patient et une détermination à maintenir le cap, l'OTAN réussira à atteindre l'objectif à long terme de la communauté internationale - aider les Balkans à devenir l'Europe du Sud-Est pour le bien-être, la sécurité et la stabilité de l'ensemble de la zone euro-atlantique dans les années à venir.