Discours de Lord Ismay à la première assemblée générale de l'Institut International de la Presse
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Monsieur le Président, Messieurs,
C'est un grand honneur pour moi que l'Institut International de la Presse m'ait invité à ce déjeuner, sitôt après mon arrivée à Paris.
J'ai naturellement conscience que plusieurs d'entre vous viennent de pays qui n'ont pas adhéré au Traité de l'Atlantique Nord, et je ne désire nullement vous engager, contre votre volonté, dans ce que l'on connaît généralement sous le nom de "guerre froide". Néanmoins, je ne pense pas que vous m'auriez demandé de vous parler aujourd'hui si vous n'aviez pas souhaité me voir prendre comme thème l'Organisation à laquelle je viens d'être nommé.
A mon point de vue personnel, c'est une occassion inappréciable. Un des plus grands problèmes qui se posent à nous est de convaincre les hommes et les femmes d'Europe Occidentale qu'à condition que chacun et que tous soient prêts à faire actuellement des sacrifices, tous pourront être défendus et le seront dans le cas d'une attaque: et, mieux encore, que leur sacrifice aidera à donner l'assurance qu'il n'y aura pas d'attaque. Maintenant que les guerres sont menées par des nations entières et non seulement par leur forces armées, chaque élément du moral des civils a autant d'importance que le moral des soldats. Et je n'ai pas besoin de vous dire qu'une claire compréhension est un élément essentiel d'un bon moral.
Dans ces conditions, je me montrerais bien négligent si je ne saisissais pas cette occasion d'imprimer profondément dans l'esprit de cette assemblée, dont l'influence est immense, représentant comme elle le fait la presse libre du monde entier, ma conviction sincère que c'est dans l'OTAN que réside le plus grand, sinon le seul, espoir de paix de notre temps.
Je n'ai pas toujours été de cet avis. Rappelez-vous que j'appartiens à une génération qui a été décimée par la première guerre mondiale. On nous avait dit que cette guerre-là devait mettre fin à toutes les guerres, et nous l'avions cru. Lorsqu'après quatre ans d'une tuerie qui, jusqu'alors, confondait l'imagination, nos ennemis gisaient anéantis à nos pieds, il était impossible de concevoir qu'aucune nation, ou aucun groupe de nations, pût être assez criminel ou assez insensé pour déclencher une autre guerre. C'est alors que fut créée la Société des Nations, et bien des discours furent prononcés sur la sécurité collective. Même les plus sceptiques d'entre nous se plurent à espérer que nos enfants, en tout cas, et peut-être aussi leurs enfants, ne seraint appelés à voir et endurer les horreurs que nous avions connues. Mais hélas! la Société des Nations a montré qu'elle n'était qu'un roseau brisé, et la Sécurité collective a montré qu'elle ne représentait que des mots. Moins de vingt-et-un ans plus tard nous étions replongés dans la tourmente.
Dès la fin de la seconde guerre mondiale, et même avant sa fin, l'esprit de tous les hommes libres se tourna vers la recherche des moyens qu'on pourrait employer pour éviter une troisième catastrophe. L'Organisation des Nations Unies fut créée, mais ses délibérations ne servirent qu'à mettre en lumière le fait qu'il existait deux univers: celui qui vit derrière le rideau de fer, et celui des hommes libres. Il apparaissait clairement, comme l'a dit M. Bevin, que "si la civilisation occidentale devait survivre, il serait nécessaire d'établir sous une forme quelconque en Europe Occidentale, une union soutenue par les Etats-Unis et par les Dominions britanniques."
Le premier fruit de cette idée fut le Traité de Bruxelles, par lequel le Royaume-Uni s'alliait dans un pacte défensif à la France, la Belgique, la Hollande et le Luxembourg. Le jour même où ce pacte a été signé, le Président Truman a fait cette déclaration: "au ferme propos d'assurer leur protection que manifesteront les pays libres de l'Europe répondera chez nous une détermination aussi ferme de les aider à l'assurer". Après cela, la Résolution Vandeberg fut adoptée; elle recommandait que les Etats-Unis participent à des accords de défense mutuelle. Cela mettait fin à l'isolationnisme pratiqué par l'Amérique tout au long de son histoire.
En avril 1949, le Traité de l'Atlantique Nord était signé par l'Amérique, le Canada, le Royaume-Uni, la France, la Belgique, la Hollande, le Luxembourg, le Danemark, la Norvège, l'Islande, le Portugal et l'Italie. La disposition principale de ce traité était qu'une attaque armée déclenchée contre l'une des parties serait considérée comme une attaque déclenchée contre toutes. A cet égard ce traité ne différait pas des alliances défensives ordinaires du passé, mais il comportait un élément nouveau, en ce sens qu'il demandait aux pays qui y adhéraient de maintenir et de développer par la pratique permanente de l'effort personnel et de la défense mutuelle, leurs capacités individuelles ou collectives de résistance à l'agression. De toute évidence il était nécessaire d'établir une organisation permanente pour donner à ce nouveau caractère une forme concrête: et l'on créa le conseil des suppléants.
Tout cela était très bien, mais nombreux encore étaient ceux pour qui tout cela n'était que papier.
Je me suis moi-même risqué à dire à la Chambre des Lords que cette conception était admirable, mais que l'Organisation chargée de l'appliquer laissait beaucoup à désirer. Il y avait toute une pépinière de comités: Comité des Affaires Etrangères, Comité de la Défense, Comité Militaire. On y parlait trop et on n'y agissait pas assez: le cheval était écrasé sous les harnais. Certes, je ne pensais guère que le vieux cheval que je suis serait choisi pour porter ce harnais! Je crois encore maintenant que mes critiques n'étaient pas injustes à l'époque.
Mais on allait bientôt se lancer dans une innovation révolutionnaire. On décida en effet que toutes les forces alliées de l'Europe occidentale seraient placées sous un seul Commandant Suprême et que ce Commandant ne serait autre que le Général Dwight D. Eisenhower.
Il y a un peu plus d'un an que ce grand soldat et homme d'état a pris le commandement des forces dédiées à la défense de l'Europe occidentale. Depuis ce jour, pour reprendre ses propres paroles, "il s'est voué personnellement et avec lui tous les membres de son état-major à la cause de la paix et de la sécurité".
Il ne s'agissait plus dès lors de papier et de discours. Qui aurait pu penser, il y a seulement cinq ans, que les Etats-Unis maintiendraient des forces considérables en Europe en temps de paix? Qui aurait pu songer qu'en temps de paix, quatorze paix souverains auraient confié leurs forces à un seul chef? Qui aurait pu penser que des manoeuvres internationales dirigées par un état-major international, sur mer, sur terre et dans les airs deviendraient un exercice presque quotidien? Demain je prendrai la parole devant le collège de défense de l'OTAN, dont les professeurs viennent de plusieurs pays et les étudiants de chacun des quatorze pays.
Certes vous me direz:
"Il est facile de concevoir ce que sont les activités des Commandants suprêmes et de leurs forces: mais à quoi sert l'organisation civile au Palais de Chaillot, cette organisation dont vous êtes le Secrétaire Général?" Il est difficile de répondre à cette question en quelques mots, en particulier pour un nouveau venu. Je ne saisis pas encore d'une manière précise toute l'étendue de notre tâche, mais je suis sûr que l'une de nos principales missions consiste d'une part à assurer aux Commandants militaires responsables de notre sécurité les forces et l'équipement nécessaires; de l'autre à faire en sorte qu'aucun pays partie du Traité ne soit obligé de supporter des fardeaux trop lourds pour son économie.
Nous sommes actuellement dans les affres de la réorganisation. Vous vous rappelez que récemment encore il existait à Paris un bureau Economique et Financier, et à Londres un Bureau de Production de Défense, un Conseil des Suppléants et un Secrétariat Exécutif restreint. Il avait été décidé à Lisbonne que le Conseil de l'Atlantique Nord siègerait à l'avenir en session permanente, grâce à la nomination de représentants permanents, et que, avec l'aide d'un Secrétariat international placé sous l'autorité d'un Secrétaire Général, ces représentants assumeraient la tâche dont étaient chargés jusqu'ici le Conseil des Suppléants, le Bureau de Production de Défense et le Bureau Economique et Financier. Il a été décidé en outre que le siège permanent du Conseil serait à Paris. Je désire rappeler à ce sujet que notre installation au Palais de Chaillot n'est que temporaire.Nous espérons que, dans une douzaine de mois, nous installerons notre siège central à Paris ou près de Paris dans des locaux permanents. Nous étudions ce problème de toute urgence, en consultation avec le Gouvernement français et le Conseil.
J'aurais voulu être en mesure de vous donner quelques détails sur la réorganisation, mais je ne puis à l'heure actuelle que vous indiquer les principes généraux que je m'efforce de suivre.
Tout d'abord les effectifs doivent être aussi peu nombreux que possible: il faut rechercher la qualité et non la quantité.
En second lieu, le Conseil, le personnel de l'OTAN et les Délégations doivent fonctionner comme une seule et même équipe.
En troisième lieu, nous devons rester en contact étroit avec d'autres organisations telles que l'OECE, afin de nous assurer qu'il n'y aura pas de chevauchement d'activités et que chacune de nos organisations pourra profiter des statistiques et de la documentaion recueillies par l'autre.
Nous n'avons pas encore établi une procédure définitive et sans appel. En ce qui concerne les réunions du Conseil, nous n'avons l'intention de tenir deux réunions officielles hebdomadaires. Il va de soi qu'en outre, nous pourrons toujours organiser immédiatement une réunion, pour examiner tout problème particulièrement urgent qui viendrait à surgir. Nous avons également décidé de tenir une fois par semaine, des réunions absolument officieuses, sans secrétariat, sans document, sans procès-verbal. Naturellement nous espérons que quelques unes des idées qui surgiront au cours de ces discussions officieuses finiront par faire l'objet de documents officiels que le Conseil étudiera en séance plénière.
Puis-je conclure en essayant de donner des réponses à quelques unes des questions qu'on me pose de temps à autre?
Voici la première question: "N'allez-vous pas, en encourageant et, en fait, en contraignant presque les nations à consacrer de vastes sommes aux dépenses de défense, susciter une diminution des niveaux de vie et un profond mécontentement, créant ainsi précisément les conditions que vous essayer d'éviter?" Ma réponse est implicitement contenue dans mes déclarations antérieures: le Conseil de l'Atlantique Nord a pour tâche essentielle de veiller à ce qu'aucune nation en soit invitée à porter un poids plus lourd que celui que peut supporter son économie nationale.
J'en viens à la seconde question: "L'Histoire montre que toute nation ou tout groupe de nations qui accumule des armements finit par être tenté de s'en servir. N'y a-t-il pas de danger que le Groupe Nord-Atlantique vienne à succomber à cette tentation?" Ma réponse est que notre objectif est la sécurité et la paix - la paix avant toutes choses, la paix, toujours la paix. Par conséquent, la puissance militaire que nous voulons constituer représente le strict minimum indispensable pour la défense. Il n'existe pas la moindre marge, si minime soit-elle, pour une guerre offensive. L'offensive n'entre pas un instant dans nos calculs. Notre pire ennemi ne saurait prétendre que nos préparations aient le moindre caractère de provocation.
En troisième lieu, certains de mes amis m'ont dit: "Que tout cela est donc long! Cela va-t-il durer toujours?". A cela je réponds: "Je n'ai aucune idée de ce que seront les délais. Mais j'ai l'espoir et la conviction que si nous pouvons, à force de résolution, d'esprit d'unité et de sacrifice, passer les deux ou trois prochaines années sans collision, le jour viendra où il ne sera plus indispensable de continuer à concentrer nos énergies sur la défense, mais où nous pourrons les diriger vers d'autres domaines d'efforts communs qui pourront apporter le bonheur et la prospérité aux peuples du monde libre. Et j'ajoute que l'habitude de collaboration et de consultation, l'esprit de compréhension et de tolérance mutuelle qui commencent à s'enraciner de plus en plus profondément dans l'esprit de chacun d'entre nous, rendront d'immenses services dans ces autres domaines."